Language of document : ECLI:EU:C:2003:311

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. F. G. JACOBS

présentées le 22 mai 2003 (1)

Affaire C-148/02

Carlos Garcia Avello

contre

État belge

    La présente affaire concerne le nom porté par des enfants nés en Belgique d'un couple marié résidant dans cet État. Le père est un ressortissant espagnol, la mère est belge et les enfants ont la double nationalité.

    Lors de l'enregistrement de leur naissance en Belgique, les enfants se sont vu donner le nom double porté par leur père - Garcia Avello - composé, conformément à la législation et à l'usage espagnols, du premier élément du nom de son propre père et du premier élément du nom de sa mère.

    Les parents ont demandé par la suite aux autorités belges que le nom patronymique de leurs enfants soit changé en Garcia Weber afin qu'il soit conforme au schéma espagnol et comprenne le premier élément du nom de leur père, suivi du nom (de jeune fille) de leur mère. Cette demande a été rejetée au motif qu'elle était contraire à la pratique belge.

    Le Conseil d'État belge souhaite maintenant savoir si des principes du droit communautaire tels que ceux qui concernent la citoyenneté de l'Union européenne et la liberté de circulation des citoyens s'opposent à un tel refus.

Les systèmes d'attribution d'un nom personnel

    En Europe, les personnes portent généralement des noms de deux types (2). Il y a les prénoms, qui sont considérés (aussi communs soient-ils) comme une identification personnelle, intime et individuelle, et il y a les noms de famille (nous utilisons le terme au sens large), qui identifient presque toujours une personne par référence à sa famille ou sa lignée et sont souvent regardés, à cet égard, comme un élément essentiel d'un droit de naissance inaliénable. Toutefois, au-delà de ce classement sommaire, il y a une variété considérable.

    Les «noms des noms» eux-mêmes révèlent des différences et des difficultés. En néerlandais, en français et en allemand, par exemple, le terme général signifiant «nom» désigne le nom de famille, par opposition au prénom. Cette dernière appellation semble toutefois inappropriée pour les Hongrois, qui vont vraisemblablement devenir sous peu des citoyens de l'Union et qui placent le nom avant le «prénom» (3). En italien et en espagnol (et, dans une large mesure, en anglais), le terme général signifiant «nom» est réservé au prénom, un terme différent étant utilisé pour désigner le nom de famille. Utiliser l'expression «nom de famille» pour parler du nom patronymique peut être trompeur car tous les membres d'une même famille ne portent pas nécessairement le même nom. Par exemple, en Islande (qui n'est pas un État membre de l'Union, mais qui fait partie de l'EEE), la plupart des personnes sont identifiées par un prénom et une indication du fait qu'ils sont le fils ou la fille de leur père (ou de leur mère), eux-même identifiés par leur seul prénom (4). L'adjectif «patronymique» n'est pas non plus nécessairement exact: un nom peut être «matronymique» et il est pertinent en l'espèce de relever qu'en Espagne, les enfants ne portent pas le même nom que l'un ou l'autre de leurs parents, mais que chaque génération fabrique un nouveau nom incorporant des parties du nom de chaque parent.

    Pour se rendre compte de l'importance de la présente affaire, il peut être utile d'examiner rapidement la diversité des règles régissant dans les États membres la façon dont les noms sont attribués et peuvent être changés. Par souci de simplicité, nous limiterons pour l'essentiel notre tour d'horizon au type de situation en cause en l'espèce, celle du nom patronymique donné à un enfant né d'un couple marié. Le régime applicable peut être différent dans d'autres cas, par exemple lorsque les parents ne sont pas mariés au moment de la naissance de l'enfant, lorsque le patronyme d'un parent est changé ultérieurement du fait d'un mariage, d'un divorce et/ou d'un remariage ou lorsque l'enfant est adopté.

Le droit applicable

    En cas de conflit entre les systèmes juridiques régissant le nom d'une personne, la plupart des États membres donnent la priorité à la loi de sa nationalité en tant que loi régissant le statut personnel. Toutefois, le Danemark et la Finlande appliquent leur propre loi aux personnes domiciliées sur leur territoire; en Suède, la loi suédoise s'applique à tous les citoyens nordiques qui y sont domiciliés, la loi de la nationalité à tous les autres ressortissants (5). En Irlande et au Royaume-Uni, il n'y a pas de règle spécifique relative au conflit de lois; une telle règle n'est guère nécessaire dans la mesure où les lois de ces États membres sont suffisamment flexibles pour autoriser l'attribution ou l'usage d'un nom formé conformément à n'importe quel système.

    En Belgique, lorsque la personne en question a plus d'une nationalité, dont la nationalité belge, la loi belge prévaut. Le droit espagnol adopte la même solution, mutatis mutandis (6), si bien que dans la présente affaire la loi belge prévaudrait en Belgique et la loi espagnole en Espagne.

La détermination du nom donné à un enfant

    Dans la plupart des États membres, les enfants portent en fait le même nom que leur père, même si la mesure dans laquelle cela est dicté par la loi plus que par la tradition est variable.

    En Italie, il semble qu'un enfant né d'un couple marié doive toujours porter le nom de son père, bien que cette règle résulte davantage de la coutume que du droit écrit et des propositions de loi visent à autoriser une plus grande flexibilité. Dans la plupart des autres États membres, un certain choix est ouvert aux parents, bien que le choix soit généralement limité aux patronymes des parents.

    Une règle fréquente prévoit en substance que, si les parents utilisent le même nom de famille (en général celui de l'un ou de l'autre des conjoints), l'enfant portera ce nom, mais que, dans le cas contraire, ils peuvent choisir soit le nom du père soit le nom de la mère pour l'enfant. Une autre règle applicable dans plusieurs États membres prévoit que tous les enfants d'un couple doivent porter le même nom de famille, si bien que le choix n'est en fait ouvert que pour l'aîné des enfants.

    La possibilité de combiner les patronymes des deux parents dans le patronyme de l'enfant fait l'objet de règles contradictoires dans les différents États membres. Dans certains États, cela est spécifiquement autorisé ou même imposé, dans d'autres cela est spécifiquement interdit. Au Danemark, il semble être possible de lier les deux noms par un trait d'union, mais non de les combiner sans trait d'union (7). La règle au Portugal semble être considérablement plus souple: l'enfant peut porter un nom de famille composé d'un maximum de quatre éléments choisis parmi les noms de famille portés par l'un des deux parents, ou les deux, voire par un ou plusieurs des grands-parents, bien qu'il semble que les noms de famille soient généralement formés selon un schéma qui reflète le système espagnol (littéralement, en ce que l'ordre des éléments paternel et maternel est généralement inversé).

    Il semble que ce soit au Royaume-Uni que l'on dispose de la plus grande liberté de choix au sein de l'Union européenne, étant donné que (comme dans de nombreux autres pays de common law dans le monde) il n'y a en pratique dans cet État pas de règle légale déterminant le nom de famille devant être porté par un enfant. En conséquence, lors de l'enregistrement d'une naissance, les parents peuvent en théorie choisir le nom qu'ils désirent, quel qu'il soit, même si, dans la réalité sociale, le patronyme du père l'emporte dans la très grande majorité des cas.

    En Belgique, la règle établie par l'article 335 du code civil prévoit actuellement en substance que l'enfant porte uniquement le nom de son père, sauf si la paternité n'est pas établie ou si le père est marié à une femme autre que la mère, cas dans lesquels l'enfant porte le nom de la mère.

    Un certain nombre de propositions de modification de la législation existante ont été soumises à la Chambre des représentants de Belgique. Si elles étaient adoptées, ces modifications autoriseraient une plus grande liberté dans le choix du nom patronymique, en y incluant peut-être la possibilité de suivre des principes similaires à ceux qui sont appliqués en Espagne. Toutefois, à l'audience, le représentant du gouvernement belge a souligné que ces propositions ont été présentées à l'initiative de représentants individuels et non du gouvernement et que leur examen avait été reporté sine die en raison des élections législatives à venir.

    En Espagne, les règles pertinentes figurent pour l'essentiel aux articles 108 et 109 du code civil. Comme nous l'avons déjà exposé, la règle générale et traditionnelle est que chaque enfant né d'un couple marié porte un nom de famille double, composé du premier élément du nom du père, suivi du premier élément du nom de la mère.

    En 1999, l'article 109 du code civil espagnol a été modifié pour permettre aux parents de choisir, avant la naissance de leur premier enfant, de donner à tous leurs enfants un nom de famille comprenant ces mêmes éléments, mais dans l'ordre inverse, si bien que le premier élément du nom de la mère est mentionné en premier.

Le changement de nom

    Comme dans le cas de la détermination du nom, il y a une grande diversité entre les États membres en ce qui concerne les circonstances dans lesquelles une personne peut acquérir ou utiliser un nom autre que celui qui figure sur son acte de naissance. Dans la majorité des cas, un individu est considéré comme lié à vie à son nom, tant en droit que dans la pratique sociale (à l'exception des changements intervenant lors de la création et/ou de la dissolution du mariage). Toutefois, des exceptions à ce principe général sont possibles.

    Encore une fois, c'est au Royaume-Uni que la position est la plus libérale; il est possible d'y utiliser tout simplement un nom différent dans la vie quotidienne, sans procéder à aucune formalité, ou de changer officiellement son nom par «deed poll» (acte unilatéral) ou par «statutory declaration» (déclaration légale), procédure qui n'est en général subordonnée à aucune autorisation. Toutefois, dans la plupart des autres États membres, un changement officiel de nom doit être approuvé par les autorités et un juste motif doit être établi à l'appui de la demande de changement de nom.

    En Belgique, un changement de nom n'est autorisé qu'à titre exceptionnel, lorsque la preuve est rapportée que des motifs sérieux justifient le changement (8). De tels motifs peuvent comprendre le fait que le nom actuel est ridicule ou est un nom étranger qui complique l'intégration de son porteur dans la société belge. Un motif considéré comme sérieux est la situation dans laquelle les enfants de mêmes parents portent des noms de famille différents, l'un déterminé par le droit espagnol et l'autre par le droit belge. En Espagne aussi, la demande doit être justifiée. Dans les deux pays, la possibilité de solliciter un changement du nom de famille est limitée aux ressortissants de l'État en question.

    Dans certains États membres - telle la France - bien que les dispositions régissant le changement de nom dans les registres de l'état civil soient strictes, il est possible et licite d'utiliser des pseudonymes ou des noms d'emprunt dans la vie quotidienne et même sur certains documents officiels. Ces noms sont purement personnels et ne peuvent être transmis aux descendants. Une telle tolérance ne semble toutefois pas exister en Belgique.

Les dispositions pertinentes du traité

    Les principales dispositions du traité auxquelles il a été fait référence dans la présente espèce sont les articles 17 CE et 18 CE (9), qui disposent:

«Article 17

1.    Il est institué une citoyenneté de l'Union. Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre. La citoyenneté de l'Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas (10).

2.    Les citoyens de l'Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par le présent traité.

Article 18

1.    Tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par le présent traité et par les dispositions prises pour son application.

[...]»

    Comme la Commission en particulier l'a relevé, l'article 12 CE peut également être pertinent. Son premier alinéa est libellé comme suit:

«Dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité.»

    En outre, les articles 39 CE et 43 CE ont été mentionnés. L'article 39 CE garantit la libre circulation des travailleurs et l'article 43 CE interdit les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre. Des limitations à ces libertés peuvent toutefois être justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (articles 39, paragraphe 3, CE et 46, paragraphe 1, CE).

La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales

    L'article 8 de cette convention a été cité dans le cadre de la procédure. Il est libellé comme suit:

«1.    Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.    Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.»

    Dans plusieurs affaires, et notamment les affaires Burghartz et Stjerna, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que, si l'article 8 de cette même convention ne vise pas explicitement le nom, le nom d'un individu concerne sa vie privée et familiale, étant donné qu'il constitue un moyen d'identification personnelle et un lien à une famille (11).

Autres instruments internationaux

    Le type de situation ayant donné lieu au problème de l'espèce n'est pas nouveau (bien qu'il soit susceptible de devenir de plus en plus courant) et plusieurs tentatives ont été faites de l'appréhender dans le contexte d'accords internationaux concernant les règles de conflit de lois.

    L'article 1er de la convention de la Commission internationale de l'état civil (CIEC) sur la loi applicable aux noms et prénoms (12) dispose:

«1.    Les noms et prénoms d'une personne sont déterminés par la loi de l'État dont elle est ressortissante. À ce seul effet, les situations dont dépendent les noms et prénoms sont appréciées selon la loi de cet État.

2.    En cas de changement de nationalité, la loi de l'État de la nouvelle nationalité s'applique.»

    En vertu de l'article 2, la loi désignée par la convention s'applique même s'il s'agit de la loi d'un État non contractant et, en vertu de l'article 4, l'application de cette loi ne peut être écartée que si elle est manifestement incompatible avec l'ordre public.

    Cette convention ne couvre pas les cas de double nationalité. Le rapport explicatif mentionne le problème, mais explique qu'il a été jugé que «le domaine des noms était trop limité pour qu'une règle puisse être posée».

    L'article 3 de la convention de La Haye concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité (13) prévoit qu'un individu possédant deux ou plusieurs nationalités pourra être considéré par chacun des États dont il a la nationalité comme son ressortissant. Bien que l'Espagne n'ait pas ratifié la convention, la Belgique et l'Espagne semblent toutes deux suivre cette approche en ce qui concerne le choix de la loi déterminant l'attribution d'un nom patronymique à un enfant ayant plusieurs nationalités - à savoir la nationalité belge ou la nationalité espagnole, selon le cas, et une ou plusieurs autres nationalités (14).

    Le type de problème qui se pose en l'espèce est traité d'une manière différente par une autre convention CIEC relative à la délivrance d'un certificat de diversité de noms de famille (15), dont l'article 1er dispose:

«1.    Le certificat de diversité de noms de famille institué par la présente Convention est destiné à faciliter la preuve de leur identité aux personnes qui, par suite de différences existant entre les législations de certains États, notamment en matière de mariage, de filiation ou d'adoption, ne sont pas désignées par le même nom de famille.

2.    Ce certificat a pour seul objet de constater que les divers noms de famille par lui mentionnés désignent, selon des législations différentes, une même personne. Il ne peut avoir pour effet de faire échec aux dispositions légales régissant le nom.»

    Aux termes de l'article 2, un tel certificat «doit, sur production des pièces justificatives, être délivré à tout intéressé soit par les autorités compétentes de l'État contractant dont il est ressortissant, soit par les autorités compétentes de l'État contractant selon la loi duquel lui a été attribué, bien qu'il soit ressortissant d'un autre État, un nom de famille différent de celui résultant de l'application de sa loi nationale». L'article 3 prévoit que ce certificat est accepté dans chaque État contractant «comme faisant foi, jusqu'à preuve du contraire, de l'exactitude de ses mentions relatives aux différents noms de famille de la personne désignée».

    Les deux conventions CIEC susmentionnées ont été signées par plusieurs États membres de l'Union européenne, y compris la Belgique et l'Espagne. Toutefois, si l'Espagne a également ratifié les deux conventions et si elles sont en vigueur dans ses relations avec les autres États contractants qui les ont également ratifiées, la Belgique ne l'a pas encore fait (16).

    Enfin, il peut être fait mention de la convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant (17). L'article 3, paragraphe 1, de cette convention dispose: «Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale». L'article 7, paragraphe 1, de ladite convention dispose notamment que l'enfant est «enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom» et, en vertu de l'article 8, paragraphe 1, de cette convention «Les États parties s'engagent à respecter le droit de l'enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales, tels qu'ils sont reconnus par la loi, sans ingérence illégale».

La procédure au principal

    Carlos Garcia Avello, un ressortissant espagnol, a épousé Isabelle Weber, de nationalité belge, en 1986. Ils ont eu deux enfants, nés en Belgique en 1988 et 1992 respectivement, qui ont la double nationalité espagnole et belge. Sur leurs certificats de naissance belges, ces enfants ont reçu le nom de famille Garcia Avello, conformément à la législation et à la pratique belges. Les enfants ont également été enregistrés à la section consulaire de l'ambassade d'Espagne à Bruxelles, sous le nom Garcia Weber, conformément à la législation et à la pratique espagnoles.

    En 1995, les parents ont formellement demandé aux autorités belges de changer le nom de leurs enfants, Garcia Avello, en Garcia Weber. Ils ont invoqué le fait que le système espagnol en matière de noms de famille était profondément ancré dans la législation, la tradition et la coutume espagnoles auxquelles les enfants se sentaient plus intimement liés. Si les enfants portaient le nom de Garcia Avello, cela laissait entendre, dans le cadre de ce système, qu'ils étaient les frère et soeur et non les enfants de leur père et cela les privait de tout lien avec le nom de leur mère. Le changement requis impliquerait que les enfants pourraient porter le même nom en Belgique et en Espagne; il n'était pas susceptible de nuire à des tiers ou de prêter à confusion et la présence stable de l'élément «Garcia» était suffisante pour répondre à la nécessité d'une continuité du nom dans la ligne paternelle.

    En 1997, le ministère de la Justice belge a proposé que le nom des enfants soit simplifié en «Garcia». Les parents n'ont pas accepté cette proposition (18) et le ministère a alors informé M. Garcia Avello que le gouvernement estimait qu'il n'y avait pas de motif suffisant de proposer l'acceptation de leur requête initiale parce que «toute demande d'adjoindre le nom de la mère à celui du père, pour un enfant, est habituellement rejetée au motif qu'en Belgique, les enfants portent le nom de leur père».

    M. Garcia Avello a attaqué ce refus devant le Conseil d'État en invoquant plusieurs moyens et en particulier le fait qu'il violait tant la constitution belge que l'article 18 CE parce qu'il traitait deux situations différentes (celle d'enfants étant purement de nationalité belge et celle d'enfants ayant la double nationalité) de la même façon sans aucune justification objective.

    L'État belge y a opposé les arguments suivants: i) le nom est régi par le statut personnel de l'intéressé, c'est-à-dire par sa loi nationale; lorsqu'il possède une double nationalité, la convention de La Haye de 1930 (19) fait prévaloir la nationalité du for, soit en l'espèce la loi belge; ii) la pratique administrative en cause n'est pas conçue pour tous les citoyens belges, mais pour les personnes ayant la double nationalité, si bien que des situations différentes ne sont pas en fait traitées de la même manière; iii) étant donné que les enfants belges portent exclusivement le nom de leur père, l'octroi d'un nom autre peut, dans la société belge, susciter des questions quant à la filiation de l'enfant; iv) pour atténuer les inconvénients liés à la double nationalité, il est proposé aux demandeurs de n'adopter que le premier nom du père; exceptionnellement, lorsqu'il y a peu de facteurs de rattachement à la Belgique ou qu'il convient de rétablir l'unité de nom entre les membres d'une fratrie, une décision favorable peut être prise, mais en l'espèce ces conditions n'étaient pas réunies; v) enfin, au sens de l'article 18 CE, la liberté de circulation se traduit principalement par la disparition des frontières et la suppression des contrôles y exercés et la liberté de séjour s'entend comme la possibilité de s'établir dans les États membres de l'Union européenne; l'acte attaqué ne peut violer cette disposition, l'exercice de ces libertés n'étant en rien subordonné au port d'un nom particulier.

    Le Conseil d'État admet que la pratique administrative en cause concerne uniquement les personnes possédant une double nationalité et ne les traite pas de la même façon que celles qui ne possèdent que la nationalité belge. Il considère cependant que l'article 18 CE peut être pertinent, bien que tel ne soit pas le cas de l'article 43 CE, qui concerne la liberté d'établissement, laquelle n'est manifestement pas en cause à l'égard des enfants mineurs visés par la demande de changement de nom.

    Il a par conséquent sursis à statuer et déféré la question suivante à la Cour de justice en vue d'une décision à titre préjudiciel:

«Les principes du droit communautaire en matière de citoyenneté européenne et de liberté de circulation des personnes, consacrés spécialement par les articles 17 [CE] et 18 [CE], doivent-ils être interprétés comme empêchant l'autorité administrative belge, saisie d'une demande de changement d'un nom pour des enfants mineurs résidant en Belgique et disposant de la double nationalité belge et espagnole, motivée sans autre circonstance particulière par le fait que ces enfants devraient porter le nom dont ils seraient titulaires en vertu du droit et de la tradition espagnols, de refuser ce changement en faisant valoir que ce type de demande ‘est habituellement rejetée au motif qu'en Belgique, les enfants portent le nom de leur père’, spécialement lorsque l'attitude généralement adoptée par l'autorité résulte de ce qu'elle considère que l'octroi d'un nom autre peut, dans le cadre de la vie sociale en Belgique, susciter des questions quant à la filiation de l'enfant concerné, mais que, pour atténuer les inconvénients liés à la double nationalité, il est proposé aux demandeurs se trouvant dans une telle situation de n'adopter que le premier nom du père, et qu'exceptionnellement, lorsqu'il y a peu de facteurs de rattachement à la Belgique ou qu'il convient de rétablir l'unité de nom entre les membres d'une fratrie, une décision favorable peut être prise?»

    Des observations écrites ont été déposées par M. Garcia Avello, par les gouvernements belge, danois et néerlandais ainsi que par la Commission, qui ont tous également présenté des observations orales à l'audience.

Analyse

    Les gouvernements belge, danois et néerlandais soutiennent que la situation visée par la procédure au principal ne relève absolument pas du droit communautaire. Il y a lieu d'examiner cette question tout d'abord, avant de pouvoir s'interroger sur le point de savoir si le type de refus en cause porte atteinte aux droits des citoyens de l'Union européenne et si, dans ce cas, il peut néanmoins être justifié.

La situation relève-t-elle du droit communautaire?

    À cet égard, il importe de déterminer qui est affecté par le refus de changer le nom de famille des enfants.

    Les trois gouvernements soutiennent que seuls les enfants sont concernés par le refus et qu'il s'agit de ressortissants belges résidant en Belgique qui n'ont jamais exercé leur droit à la libre circulation; la situation est donc purement interne à la Belgique et échappe au champ d'application du droit communautaire. La Commission estime pour sa part que c'est avant tout à M. Garcia Avello que l'on a refusé le droit d'obtenir le changement du nom de ses enfants; il est un ressortissant espagnol qui a exercé son droit à la libre circulation en venant habiter et travailler en Belgique, si bien que le droit communautaire est applicable. En tout état de cause, de l'avis de la Commission, la situation des enfants eux-mêmes relève du champ d'application du droit communautaire.

    Cette différence de vues s'inscrit dans le cadre de la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle le traité ne confère pas de droits en l'absence d'un lien suffisant avec le droit communautaire pour justifier l'application des dispositions de celui-ci. En matière de libre circulation, un tel lien n'existe pas lorsque la situation en cause concerne les relations entre un État membre et l'un de ses propres ressortissants qui n'a jamais exercé cette liberté (20). Dans l'arrêt Uecker et Jacquet (21), la Cour a confirmé que «la citoyenneté de l'Union, prévue à l'article [17 CE], n'a pas pour objectif d'étendre le champ d'application matériel du traité également à des situations internes n'ayant aucun rattachement au droit communautaire. [...] Les éventuelles discriminations dont les ressortissants d'un État membre peuvent faire l'objet au regard du droit de cet État relèvent du champ d'application de celui-ci, en sorte qu'elles doivent être résolues dans le cadre du système juridique interne dudit État.»

    Nous partageons toutefois l'avis de la Commission.

    En premier lieu, il nous paraît clair que le refus attaqué concerne effectivement M. Garcia Avello. La requête initiale en changement de nom a été formée en 1995 par lui et par sa femme agissant «en tant que parents et représentants légaux de leurs enfants mineurs», mais les deux réponses du ministère de la Justice belge à cette requête ont été adressées à M. Garcia Avello seul et c'est M. Garcia Avello qui est le demandeur à la procédure en annulation introduite devant le Conseil d'État. Plus important encore, la question qui se pose n'est pas celle du choix, considéré isolément, d'un nom de famille pour les enfants, mais celle de la façon dont le nom porté par une génération est déterminé par le nom ou les noms portés par la génération précédente; de fait, le gouvernement belge attache beaucoup d'importance à cet aspect du litige. Cette question concerne manifestement les deux générations et il est tout autant dans l'intérêt du père de faire en sorte que son nom de famille soit transmis conformément aux principes selon lesquels il a été formé qu'il est dans l'intérêt des enfants d'hériter d'un nom de famille de la façon et sous la forme appropriées.

    M. Garcia Avello étant un ressortissant d'un État membre qui a exercé son droit de s'établir et de travailler dans un autre État membre (22), et un citoyen de l'Union qui a exercé son droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sa situation relève bien du droit communautaire (23).

    En second lieu, nous ne saurions en tout état de cause souscrire au point de vue selon lequel la situation des enfants eux-mêmes est purement interne à la Belgique. Même s'ils ont la nationalité belge, sont nés en Belgique et n'ont jamais résidé hors de ce pays, ils n'en possèdent pas moins également la nationalité d'un autre État membre. Ce fait est inséparable de l'exercice par leur père, à la charge duquel ils se trouvent, de son droit à la libre circulation. Si la convention de La Haye de 1930 permet aux autorités belges de traiter les enfants comme des ressortissants belges en Belgique, elle n'impose pas à ces autorités d'ignorer leur autre nationalité. Si leur mère n'avait pas eu la nationalité belge, mais la nationalité espagnole, leur situation en tant qu'enfants à charge de ressortissants d'un État membre ayant exercé la liberté de circulation à l'intérieur de la Communauté serait clairement entrée dans le champ d'application du droit communautaire. Du point de vue du droit communautaire, le fait qu'ils possèdent les nationalités de deux États membres est pertinent et l'on ne saurait accepter qu'une nationalité éclipse l'autre selon l'endroit fortuit où ils se trouvent (24).

    En conséquence, nous estimons que la situation visée par la procédure au principal relève du champ d'application du droit communautaire.

Y a-t-il violation d'un droit conféré par le droit communautaire?

    Il faut se demander à ce stade quels effets préjudiciables sont produits par le refus en question. Il semble y avoir deux aspects.

    D'une part, comme nous l'avons exposé, tant M. Garcia Avello que ses enfants peuvent protester contre le fait qu'il ne peut pas leur transmettre son nom - et qu'ils ne peuvent pas en hériter - conformément aux principes selon lesquels il a été formé. Il ne s'agit pas d'une objection purement abstraite étant donné que, comme cela a été indiqué, l'application du système belge à un nom de famille espagnol est susceptible de donner une image erronée du rapport de parenté à ceux qui sont habitués au système espagnol: les enfants de M. Garcia Avello semblent être ses frère et soeur (25).

    D'autre part, des difficultés pratiques évidentes peuvent découler pour les enfants du fait que leur nom de famille tel qu'enregistré par les autorités belges diffère de celui qui a été enregistré par les autorités espagnoles. Un exemple mentionné par le conseil de M. Garcia Avello à l'audience, pourrait être la possession d'une attestation d'études délivrée en Belgique à un nom qui n'est pas reconnu comme celui du porteur en Espagne; d'autres exemples sont fournis dans le rapport explicatif qui accompagne la convention de La Haye de 1982.

    Il ne fait pas de doute que le droit communautaire ne réglemente pas directement l'inscription des noms dans les registres des naissances, des mariages, des décès ou de l'état civil ou les modifications des inscriptions dans ces registres. La réglementation de ces questions est en principe du ressort des États membres, qui doivent se conformer à toutes les dispositions applicables régissant les aspects de droit international privé, sans toutefois agir d'une manière qui serait incompatible avec leurs obligations en vertu du droit communautaire.

    La question d'un tel enregistrement dans le contexte du droit communautaire s'est posée précédemment dans une affaire soumise à la Cour, l'affaire Konstantinidis (26). Dans cette affaire, un ressortissant grec travaillant en Allemagne à titre indépendant avait vu son nom transcrit en caractères latins dans le registre allemand de l'état civil sous une forme qui était à la fois tout à fait inattendue et, à bien des égards, tout à fait inappropriée, mais néanmoins conforme à un système imposé de translittération de l'alphabet grec à l'alphabet latin.

    Dans les conclusions que nous avons présentées dans cette affaire, nous avons considéré en premier lieu que les droits qu'il tirait du droit communautaire avaient été violés parce qu'il avait subi une discrimination, interdite par les dispositions combinées des articles qui sont devenus les articles 12 CE et 43 CE, étant donné que pratiquement seuls les ressortissants grecs sont obligés d'accepter en Allemagne une translittération de leurs noms susceptible de porter atteinte à leur dignité et de leur causer des désagréments dans la vie quotidienne et professionnelle. En second lieu, nous avons jugé que la translittération en question pouvait porter atteinte à ses droits fondamentaux tels qu'ils étaient énoncés par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, notamment, et garantis à tout ressortissant de la Communauté exerçant son droit à la liberté d'établissement.

    Dans son arrêt, la Cour a souligné (27) que l'interdiction des discriminations en raison de la nationalité figurant à l'article qui est devenu l'article 43 CE impose, en matière de droit d'établissement, le respect de l'assimilation des ressortissants des autres États membres aux nationaux. Elle a toutefois poursuivi (28) en déclarant que des règles du genre de celles qui étaient en cause ne sont incompatibles avec cette disposition que dans la mesure où leur application crée une gêne telle qu'elle porte atteinte au droit d'établissement d'une personne et que tel est le cas si un ressortissant hellénique est obligé d'utiliser, dans l'exercice de sa profession, une translittération de son nom, utilisée dans les registres de l'état civil, qui en dénature la prononciation et si cette déformation implique le risque d'une confusion de personnes auprès de sa clientèle potentielle.

    Dans la présente espèce, la Commission soutient que l'introduction de la citoyenneté de l'Union, avec la jouissance, qui l'accompagne, de tous les droits conférés par le traité - y compris, par conséquent, le droit de ne pas subir de discrimination en raison de la nationalité - est un nouvel élément permettant à la Cour de statuer dans cette affaire sur une base plus large qu'elle ne l'a fait dans l'affaire Konstantinidis, précitée. Nous sommes également d'avis que l'article 17 CE rend plus évident le fait que le principe de non-discrimination est applicable à toutes les situations relevant du domaine du droit communautaire, sans qu'il soit nécessaire d'établir une entrave particulière à une liberté économique donnée.

    Cela étant, il demeure nécessaire d'établir si le refus en cause constitue une discrimination en raison de la nationalité. En droit communautaire, exercer une discrimination signifie traiter différemment des situations objectivement similaires ou traiter de la même façon des situations objectivement différentes. Le gouvernement belge soutient que la pratique administrative sur laquelle le refus était fondé s'applique à une seule catégorie de personnes qui peut être objectivement distinguée des autres - les enfants ayant la double nationalité belge et espagnole, nés en Belgique - et qu'elle n'est par conséquent pas discriminatoire.

    Nous ne partageons pas ce point de vue. Le litige porte sur le refus de changer un nom de telle façon qu'il i) reflète le nom paternel en conformité avec la façon dont ce nom lui-même a été formé et ii) évite toute divergence entre les formes du nom enregistrées par les autorités de deux États membres dont les nationalités sont détenues par le porteur du nom. Il ressort du dossier que les autorités belges considèrent qu'elles ne sont pas compétentes pour procéder au changement du nom d'une personne qui n'est pas de nationalité belge, que cette personne possède une autre nationalité ou non. La première finalité décrite ci-dessus semble être surtout pertinente en présence d'une autre nationalité et la seconde finalité l'est uniquement dans ce cas. Un changement du nom patronymique pouvant être autorisé en droit belge lorsque la demande s'appuie sur des motifs sérieux, le refus systématique d'autoriser le changement lorsque les motifs fournis sont liés à ou inséparables de la possession d'une autre nationalité est à considérer comme constituant une discrimination en raison de la nationalité. Une telle pratique traite en fait de la même façon ceux qui, parce qu'ils possèdent une nationalité autre que la nationalité belge, portent un nom ou ont un parent qui porte un nom qui n'a pas été formé conformément aux règles belges et ceux qui possèdent uniquement la nationalité belge et portent un nom formé conformément à ces règles, en dépit du fait que leurs situations sont objectivement différentes.

    Cette discrimination affecte manifestement ceux - en l'espèce les enfants - qui ont eux-mêmes une autre nationalité, en sus de la nationalité belge, et pour lesquels le changement du nom patronymique est demandé.

    Toutefois, elle affecte aussi ceux qui se trouvent dans la situation de M. Garcia Avello, car c'est leur nom patronymique, formé conformément à la loi de leur nationalité, qui est transmis à leurs enfants sous une forme inappropriée par rapport à la façon dont il a été lui-même formé. Le refus d'autoriser que le nom de M. Garcia Avello soit transmis conformément à la méthode de sa formation est une conséquence de l'exercice qu'il a fait du droit à la libre circulation étant donné que, s'il n'avait pas exercé ce droit, la situation dans le cadre de laquelle le refus a été formulé ne se serait pas produite. Partant, l'existence d'une pratique administrative aboutissant systématiquement à un tel refus est susceptible de rendre moins attractif l'exercice de ce droit.

    Étant parvenu à la conclusion que les circonstances de l'espèce font apparaître une discrimination en raison de la nationalité interdite par les dispositions combinées des articles 12 CE et 17 CE, nous estimons qu'il n'est pas nécessaire de s'interroger sur le point de savoir s'il y a violation d'un autre droit fondamental garanti par le droit communautaire, tel le droit de ne pas subir d'ingérence dans sa vie privée et familiale, reconnu par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. À cet égard, il y a lieu de relever que la Cour européenne des droits de l'homme a souligné que des restrictions légales à la possibilité de changer de nom peuvent se justifier dans l'intérêt public et que les États contractants jouissent d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, en particulier lorsqu'il n'existe guère de points de convergence entre les règles appliquées dans les différents États et lorsqu'il apparaît que le droit est dans une phase de transition (29). Toutefois, l'existence d'une large marge d'appréciation dans le contexte de ladite convention n'a pas, à notre avis, d'incidence directe sur la portée de la marge disponible dans le contexte différent de la citoyenneté de l'Union européenne.

La violation peut-elle être justifiée?

    Un traitement discriminatoire ne peut être justifié que s'il se fonde sur des considérations objectives indépendantes de la nationalité des personnes concernées et proportionnées à l'objectif légitimement poursuivi par le droit national ou la pratique nationale (30).

    Le gouvernement belge soutient que la pratique administrative en question est justifiée. Il affirme que le principe de la fixité du nom est un principe fondateur de l'ordre social en Belgique, qui remonte à un décret du 6 fructidor an II (31) et qui a été répété dans les lois plus récentes. Par ailleurs, les effets de la pratique ne sont pas manifestement disproportionnés, étant donné que les enfants de M. Garcia Avello peuvent utiliser le nom Garcia Weber et tout document espagnol portant ce nom dans tout État de la Communauté autre que la Belgique. Sur le territoire belge, il est dans leur intérêt d'utiliser le nom Garcia Avello pour ne pas éveiller de doutes, dans le contexte du système belge, sur leur rapport de parenté avec leur père. Le gouvernement danois a soutenu à l'audience que le principe de non-discrimination visait à faciliter l'intégration dans l'État membre d'accueil et qu'une règle s'opposant aux dérogations au système utilisé dans cet État contribuait à cette intégration plutôt que d'y faire obstacle. Le gouvernement néerlandais a souligné la nécessité, dans une société démocratique, d'un système stable et cohérent de noms patronymiques pour éviter tout risque de confusion quant à l'identité ou à la filiation.

    Nous reconnaissons que l'objectif consistant à empêcher d'éventuelles confusions quant à l'identité en mettant des limites au droit de changer de nom de famille est un objectif légitime. Il importe d'éviter de telles confusions tant dans les relations entre l'individu et les autorités que dans les relations entre les individus. Une liberté excessive dans ce domaine pourrait créer des occasions de comportement criminel ou malhonnête.

    Toutefois, de tels risques ne doivent pas être exagérés. Dans d'autres États membres, tel le Royaume-Uni, il n'a pas été jugé nécessaire de restreindre la possibilité de changer de nom pour ce motif. En tout état de cause, l'existence même d'un enregistrement officiel du changement d'un nom est de nature à réduire le risque qu'une confusion, intentionnelle ou non, ne soit pas détectée. Et, pour établir la filiation, la fixité du nom ne semble ni nécessaire ni suffisante dans la plupart des systèmes juridiques.

    En ce qui concerne l'ordre social au sens large, il ne nous semble pas qu'un intérêt public supérieur commande de faire en sorte qu'un modèle donné de transmission des noms prévale toujours pour les citoyens d'un État membre sur le territoire de celui-ci. Dans ce domaine, tant les règles juridiques que la pratique sociale ont changé au cours des dernières années dans l'ensemble de l'Union européenne et elles continuent d'évoluer. L'augmentation du nombre des divorces et des remariages, combinée à la diminution notable de l'infamie sociale attachée à l'illégitimité, a considérablement réduit la rigidité des attentes quant à l'identité du nom entre le père et l'enfant. La mobilité accrue des citoyens de l'Union s'est traduite par une familiarité accrue avec d'autres systèmes d'attribution du nom. Dès lors, si la conformité à la norme prévalant dans l'État membre d'accueil demeure un facteur à prendre en considération lorsque l'on statue sur le point de savoir s'il est dans l'intérêt d'un enfant - ou de la société - que son nom soit changé, ce n'est ni le seul facteur ni le facteur prépondérant à cet égard.

    Nous récusons par ailleurs l'argument selon lequel le principe de non-discrimination vise essentiellement à assurer l'intégration des citoyens migrants dans l'État membre d'accueil. La notion de «liberté de circulation et de séjour sur le territoire des États membres» ne repose pas sur l'hypothèse d'un seul déplacement d'un État membre à l'autre, suivie par l'intégration dans ce dernier. Elle vise au contraire à autoriser la circulation libre, le cas échéant répétée ou même permanente, dans un espace unique «de liberté, de sécurité et de justice», dans lequel tant la diversité culturelle que l'absence de discrimination sont assurées (32).

    Il ne nous semble pas non plus que le fait que les effets du refus soient limités à la Belgique réduise en quoi que ce soit leur gravité pour les intéressés. Du point de vue de l'objection culturelle à la transmission du nom d'une manière autre que celle selon laquelle il était destiné à être transmis, les effets seront ressentis aussi longtemps que la famille résidera en Belgique. Du point de vue des difficultés pratiques qui en découlent, les effets peuvent être ressentis dans toute l'Union européenne étant donné que les enfants portent en fait deux noms différents (33).

    Enfin, comme l'a relevé la Commission, le fait que - comme cela est indiqué dans la question de la juridiction nationale elle-même - les autorités belges soient disposées à envisager un changement de nom, pour le mettre en conformité avec le modèle espagnol, dans des circonstances qui ne diffèrent que légèrement de la situation de M. Garcia Avello et de sa famille réduit considérablement la force de l'argument du gouvernement belge à cet égard.

    Nous tenons à souligner que nos développements précédents ne sauraient être interprétés comme constituant une critique des règles belges ou de toute autre règle régissant l'attribution des noms. Le point de vue que nous soutenons est que de telles règles ne sauraient être appliquées de manière à enfreindre le principe communautaire de non-discrimination. Il existe en Belgique une procédure de changement du nom patronymique en présence de motifs suffisamment sérieux. Le seul point sur lequel la pratique belge semble être en conflit avec le droit communautaire réside dans le refus systématique de considérer une situation telle que celle de M. Garcia Avello et de ses enfants comme constituant de tels motifs.

Conclusion

    Nous proposons par conséquent à la Cour de répondre comme suit à la question de la juridiction nationale:

«Les dispositions combinées des articles 12 CE et 17 CE s'opposent à l'application d'une règle ou d'une pratique administrative d'un État membre en vertu de laquelle le changement du nom patronymique est systématiquement refusé aux ressortissants de cet État lorsqu'il a été demandé parce que le demandeur a également la nationalité d'un autre État membre, porte un nom patronymique différent conforme aux lois de cet autre État et souhaite porter en toutes circonstances un nom patronymique formé conformément à ces dernières lois.»


1: -     Langue originale: l'anglais.


2: -     Une personne peut également porter - comme en Suède, par exemple - un nom intermédiaire («mellannamn») qui participe dans une certaine mesure des deux catégories.


3: -    De fait, même les Français, qui utilisent le terme «prénom», le placent souvent après le nom de famille dans des contextes officiels ou semi-officiels.


4: -     Des frères et soeurs portent ainsi généralement des noms différents selon leur sexe - le terme islandais pour nom de famille signifiant en fait nom d'identification - et dans les listes de noms et les annuaires islandais, on procède habituellement par ordre alphabétique des prénoms. Toutefois, une minorité de familles en Islande ont un nom de famille qui peut être transmis sans modification de génération en génération.


5: -     Il est intéressant de relever que, tout au moins en Finlande et en Suède, la «règle du domicile» ne s'applique pas aux ressortissants islandais, précisément en raison de la différence entre les systèmes d'attribution des noms.


6: -     À tout le moins dans un cas tel que celui des enfants concernés en l'espèce, dans lequel la nationalité étrangère a été acquise à la naissance en vertu de la loi du pays étranger. Dans certaines autres situations, d'autres règles peuvent appliquer la loi de la résidence habituelle la plus récente ou de la nationalité acquise en dernier lieu.


7: -     Bien que, comme en Suède, l'usage personnel d'un second prénom («mellemnavn») soit prévu, celui-ci pouvant être le patronyme du parent dont le patronyme n'est pas porté en tant que tel. Toutefois, un tel second prénom ne peut pas être transmis aux générations suivantes.


8: -     Loi du 15 mai 1987 sur les noms et prénoms, article 3, deuxième alinéa. Il ressort du dossier que les conditions étaient moins strictes avant l'adoption de cette loi; il suffisait que les raisons alléguées soient «valables» et non «sérieuses» pour que le changement soit autorisé.


9: -     Articles 8 et 8 A jusqu'au 30 avril 1999 (donc à l'époque où la décision contestée dans le cadre de la procédure au principal a été adoptée et où la présente procédure a été engagée); toutefois, il est plus commode de se référer, comme le fait la juridiction nationale dans sa question, à la numérotation actuelle.


10: -     La dernière phrase de ce paragraphe a été ajoutée par le traité d'Amsterdam, avec effet à compter du 1er mai 1999.


11: -     Cour eur. D. H., arrêts Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A n° 280-B, p. 28, point 24 et Stjerna c. Finlande du 25 novembre 1994, série A n° 299-A, p. 60, point 17.


12: -     Convention CIEC n° 19, signée à Munich le 5 septembre 1980 (la «convention de Munich»). La CIEC est une organisation intergouvernementale dont les membres incluent onze États membres de l'Union européenne, deux pays qui vont vraisemblablement adhérer prochainement à l'Union et trois autres pays. Parmi les États membres actuels de l'Union, le Danemark, la Finlande, l'Irlande et la Suède ne sont pas membres de la CIEC.


13: -     Convention du 12 avril 1930, Recueil des Traités de la Société des Nations, vol. 179, p. 89 (la «convention de La Haye de 1930»), ratifiée par la Belgique par une loi du 20 janvier 1939 et signée par l'Espagne avec une réserve mais non ratifiée.


14: -     Voir, toutefois, note 6 ci-dessus.


15: -     Convention CIEC n° 21, signée à La Haye le 8 septembre 1982 (la «convention de La Haye de 1982»).


16: -     Une autre convention CIEC relative aux changements de noms et de prénoms, la convention n° 4 signée à Istanbul le 4 septembre 1958 (et également ratifiée par l'Espagne, mais non par la Belgique), ne contient pas de dispositions pertinentes pour la présente espèce, sauf, marginalement, dans la mesure où chaque État contractant s'engage à ne pas accorder de changements de noms aux ressortissants d'un autre État contractant, sauf s'ils sont également ses propres ressortissants.


17: -     Adoptée et ouverte à la signature, ratification et adhésion par l'Assemblée générale dans sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989; ratifiée par l'Espagne le 6 décembre 1990 et par la Belgique le 16 décembre 1991 et entrée en vigueur dans ces États le 30ème jour suivant leurs dates respectives de ratification.


18: -     Aux motifs, selon ce qui a été indiqué à l'audience, qu'un tel changement ne refléterait ni le système espagnol, ni le système belge et que Garcia était un patronyme extrêmement courant.


19: -     Précitée à la note 13.


20: -     Voir, notamment, arrêt du 28 juin 1984, Moser (180/83, Rec. p. 2539).


21: -     Arrêt du 5 juin 1997 (C-64/96, C-65/96, Rec. p. I-3171, point 23). Voir, également, arrêt du 29 mai 1997, Kremzow (C-299/95, Rec. p. I-2629, point 16), et ordonnance du 25 mai 1998, Nour (C-361/97, Rec. p. I-3101, point 19).


22: -     Il exerce apparemment la profession d'ingénieur en Belgique, mais le dossier n'indique pas s'il est salarié et a par conséquent exercé son droit à la libre circulation en tant que travailleur salarié conformément à l'article 39 CE ou s'il est non-salarié et s'il relève dès lors de l'article 43 CE.


23: -     Voir, notamment, arrêt du 11 juillet 2002, D'Hoop (C-224/98, Rec. p. I-6191, points 27 à 29).


24: -     Voir, pour des situations comparables concernant des travailleurs salariés et non salariés, arrêt du 19 janvier 1988, Gullung (292/86, Rec. p. 111, en particulier points 10 à 13); conclusions de l'avocat général Tesauro dans l'affaire Micheletti e.a. (arrêt du 7 juillet 1992, C-369/90, Rec. p. I-4239), point 6, et arrêt du 12 mai 1998, Gilly (C-336/96, Rec. p. I-2793, points 19 à 22).


25: -     Un exemple encore plus frappant, en dehors du champ d'application du droit communautaire, serait la fille, née en Belgique, d'un père islandais et d'une mère belge. Si la règle belge était appliquée, cette personne serait, aux yeux d'un Islandais, le fils de son grand-père et non la fille de son père.


26: -     Arrêt du 30 mars 1993 (C-168/91, Rec. p. I-1191).


27: -     Au point 12.


28: -     Aux points 15 à 17.


29: -     Voir, notamment, décisions sur la recevabilité du 27 avril 2000, Bijleveld c. Pays-Bas, et du 27 septembre 2001, GMB et KB c. Suisse.


30: -     Voir, notamment, arrêt D'Hoop, précité à la note 23, point 36.


31: -     23 août 1794 dans le calendrier révolutionnaire français alors en vigueur.


32: -     Voir préambule du traité sur l'Union européenne et articles 3, paragraphe 1, sous q), CE et 151, paragraphe 4, CE.


33: -     De telles difficultés pourraient, il est vrai, être atténuées si les enfants de M. Garcia Avello obtenaient des autorités espagnoles un certificat de diversité de noms de famille conformément à la convention de La Haye de 1982. Toutefois, la position en vertu du droit communautaire ne saurait être affectée par une convention intergouvernementale qui ne lie (pour l'instant) que quatre États membres. En effet, le droit communautaire devrait viser à éviter que de telles situations se produisent dans son domaine d'application plutôt que de chercher à en atténuer les effets.