Language of document : ECLI:EU:C:2006:258

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. L. A. Geelhoed

présentées le 27 avril 2006 (1)

Affaire C-1/05

Yunying Jia

contre

Migrationsverket

[demande de décision préjudicielle formée par l’Utlänningsnämnden (Suède)]

«Interprétation des articles 43 CE et 10 du règlement (CEE) n° 1612/68 – Libre circulation des travailleurs au sein de la Communauté – Articles 1er, sous d), et 6, sous b), de la directive 73/148/CEE – Suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l’intérieur de la Communauté en matière d’établissement et de prestation de services – Droit de séjour de l’ascendant du conjoint, les deux ayant la nationalité d’un État tiers, d’un ressortissant d’un État membre résidant dans un autre État membre, à la charge de ce ressortissant – Obligation pour cet ascendant de séjourner légalement dans un État membre au moment où il rejoint sa famille – Preuves requises pour attester que l’ascendant est à charge»





I –    Introduction

1.        La présente affaire soulève de nouveau la question sensible des conditions dans lesquelles les personnes originaires d’États n’appartenant pas à l’Union européenne et ayant des liens de parenté avec des ressortissants communautaires peuvent revendiquer un droit de séjour dans un État membre de l’Union. Il s’agit, en particulier, de savoir si ces personnes doivent déjà résider légalement dans l’Union avant de pouvoir revendiquer des droits que leur reconnaît le droit communautaire dérivé, ainsi que l’a jugé la Cour dans l’affaire Akrich (2). Ou bien suffit-il au contraire qu’elles démontrent leur lien de parenté avec un citoyen de l’Union, ainsi que l’a estimé la Cour dans l’affaire MRAX (3)?

2.        Dans nos conclusions dans l’affaire Akrich, nous avons fait mention du dilemme fondamental que posent le statut juridique et les droits de ces personnes. D’une part, les ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec des ressortissants communautaires tirent des droits des dispositions légales régissant la libre circulation des personnes à l’intérieur de la Communauté européenne. D’autre part, en l’absence, à ce jour, d’une harmonisation complète dans le domaine de l’immigration, les États membres restent compétents pour fixer les règles relatives à la première admission de ressortissants de pays tiers sur leur territoire et, par là même, sur le territoire de l’Union européenne.

3.        Le même dilemme se présente ici, même si c’est dans un contexte tout à fait différent de celui de l’affaire Akrich, précitée. Les différences portent sur la façon dont M. Akrich et Mme Jia sont entrés sur le territoire de l’État membre concerné, sur le lien de parenté en cause, sur le comportement personnel du ressortissant du pays tiers qui revendique un droit de séjour et sur les dispositions communautaires applicables.

II – Les dispositions communautaires pertinentes

4.        La présente affaire est centrée sur les droits que tirent de la directive 73/148/CEE (4) les ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec des ressortissants communautaires qui ont exercé leur droit d’établissement à l’intérieur de la Communauté en vertu de l’article 43 CE. Les dispositions de cette directive qui nous intéressent ici sont les suivantes:

«Article premier

«1. Les États membres suppriment, dans les conditions prévues par la présente directive, les restrictions au déplacement et au séjour:

a)      des ressortissants d’un État membre qui sont établis ou veulent s’établir dans un autre État membre afin d’y exercer une activité non salariée ou veulent y effectuer une prestation de services;

[…]

d)      des ascendants et descendants de ces ressortissants et de leur conjoint qui sont à leur charge, quelle que soit leur nationalité.

[…]

Article 3

1. Les États membres admettent sur leur territoire les personnes visées à l’article 1er sur simple présentation d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité.

2. Aucun visa d’entrée ni aucune obligation équivalente ne peut être imposé, sauf aux membres de la famille qui ne possèdent pas la nationalité de l’un des États membres. Les États membres accordent à ces personnes toutes facilités pour obtenir les visas qui leur seraient nécessaires.

Article 4

[…]

3. Lorsqu’un membre de la famille n’a pas la nationalité d’un État membre, il lui est délivré un document de séjour ayant la même validité que celui délivré au ressortissant dont il dépend.

[…]

Article 6

Pour la délivrance de la carte et du titre de séjour, l’État membre ne peut demander au requérant que:

a)      de présenter le document sous le couvert duquel il a pénétré sur son territoire;

b)      de fournir la preuve qu’il entre dans l’une des catégories visées aux articles 1er et 4.

[…]

Article 8

Les États membres ne peuvent déroger à la présente directive que pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.»

III – Les faits au principal, la procédure et les questions préjudicielles

5.        La partie demanderesse au principal, Mme Jia, est une ressortissante chinoise, née en 1940 et aujourd’hui retraitée. Son fils, M. Li, citoyen chinois lui aussi, a épousé Mme Schallehn, ressortissante allemande. Mme Schallehn gère une agence de voyages en Suède, activité qu’elle exerce en qualité de travailleur indépendant. Les deux époux résident légalement en Suède depuis 1995 sous couvert de permis de séjour valides jusqu’au 3 juillet 2006.

6.        Le 2 mai 2003, l’ambassade de Suède à Pékin (Chine) a délivré à Mme Jia un visa de tourisme valable pour une entrée sur le territoire Schengen, pour une visite maximale de 90 jours et expirant le 21 août 2003. Mme Jia est entrée sur ledit territoire par l’aéroport de Stockholm-Arlanda (Suède) le 13 mai 2003, avec son propre passeport national en cours de validité et son visa de tourisme. Le 7 août 2003, peu avant l’expiration dudit visa, Mme Jia a demandé un permis de résidence au Migrationsverket (autorité suédoise compétente en matière d’immigration) en se déclarant membre à charge de la famille d’un citoyen de l’Union.

7.        À l’appui de sa demande, Mme Jia a mentionné sa situation financière en Chine. Elle-même et son mari reçoivent de la République populaire de Chine des pensions de l’ordre de 1 000 ou 1 100 couronnes suédoises par mois (soit environ 110 à 120 euros), ce qui ne leur suffit pas pour vivre. Compte tenu du fait qu’ils n’ont pas à attendre d’aide financière supplémentaire de la part des autorités chinoises, ils ne pourraient s’en sortir qu’avec l’aide de leur fils et de l’épouse de celui-ci. Mme Jia a produit un certificat, attestant de son lien de parenté avec son fils, délivré par le Beijing Notary Public Office ainsi qu’un certificat de la China Forestry Publishing House attestant qu’elle dépend financièrement de son fils et de sa bru.

8.        Le 7 avril 2004, le Migrationsverket a décidé de rejeter la demande de carte de séjour de Mme Jia et l’a invitée à rentrer dans son pays d’origine ou à se rendre dans un autre pays si elle démontrait que ce pays l’admettrait. Cet organisme a estimé que, pour attester de sa situation de dépendance économique, la demanderesse devait produire un document délivré par l’autorité compétente de son pays d’origine démontrant qu’elle était à la charge de son fils qui vivait en Suède. Or, le certificat produit par Mme Jia n’avait pas été délivré par une autorité compétente. Le simple fait que son fils lui envoie de l’argent et l’aide de diverses autres façons ne saurait être regardé comme une raison suffisante de considérer qu’elle était financièrement à la charge de son fils au sens requis par le droit. De même, le fait que Mme Jia pourrait jouir d’un niveau de vie plus élevé en Suède ne saurait être considéré comme une preuve de dépendance économique.

9.        Le 14 mai 2004, Mme Jia a fait appel de la décision du Migrationsverket devant l’Utlänningsnämnden (instance d’appel en matière d’immigration).

10.      Le 3 septembre 2003, le Migrationsverket a délivré à l’époux de Mme Jia, M. Li, un visa lui permettant de se rendre en Suède pour un séjour d’une durée maximale de 180 jours. Le 10 mars 2004, il a demandé la délivrance d’une carte de séjour au même motif que son épouse. Le Migrationsverket a rejeté cette demande le 17 septembre 2004. M. Li a fait appel de cette décision devant l’Utlänningsnämnden.

11.      Après que le Migrationsverket eut rejeté la demande de permis de séjour de Mme Jia, celle-ci a saisi la Commission des Communautés européennes de son cas. Dans une lettre du 7 mai 2004 au représentant permanent de la Suède auprès de l’Union, la Commission a déclaré que la décision du Migrationsverket ne semblait pas conforme aux articles 1er, paragraphe 1, sous d), et 4, paragraphe 3, de la directive 73/148, à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour, en particulier l’affaire MRAX (5). Selon elle, Mme Jia avait le droit de demander la délivrance d’une carte de séjour ayant la même validité que celles qui avaient été délivrées à sa bru allemande et à son fils chinois.

12.      En réponse à la lettre de la Commission, le Migrationsverket a remarqué que l’expression «être à la charge de» implique qu’il y ait un réel besoin financier ou d’une autre aide, besoin qui soit satisfait de manière habituelle par les membres de la famille installés dans l’État membre concerné et que c’est le besoin d’aide dans le pays d’origine qui est déterminant et non le besoin d’aide à la suite d’une installation éventuelle dans un État membre. Il faut aussi que cette dépendance soit prouvée au moyen d’une attestation ou d’autres documents, de préférence une attestation de dépendance délivrée par les autorités du pays d’origine. Le simple engagement, de la part du citoyen de l’Union ou de son conjoint, de subvenir aux besoins de ses ascendants ne suffit pas à établir l’état de dépendance qui est requis pour l’octroi d’une carte de séjour. Le gouvernement suédois a fait part de ce point de vue à la Commission par lettre du 21 juin 2004.

13.      Dans sa décision de renvoi, l’Utlänningsnämnden se demande si la leçon de l’arrêt Akrich (6), selon laquelle le ressortissant d’un pays tiers doit séjourner légalement dans la Communauté pour y jouir des droits prévus à l’article 10 du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), peut être étendue à d’autres circonstances que celles de cette affaire particulière. Autrement dit, ce jugement exprime-t-il un principe de portée générale, ce qui signifie que les droits d’un ressortissant d’un pays tiers ayant des liens de parenté avec un citoyen de l’Union d’entrée dans un État membre et de séjour, qui découlent du traité CE et de la législation communautaire dérivée, ne prennent effet que si ce ressortissant d’un pays tiers séjourne légalement dans un État membre au sens de la législation nationale, puis accompagne ou rejoint ce citoyen de l’Union qui exerce son droit de libre circulation en se rendant dans un autre État membre en qualité de travailleur salarié ou de travailleur indépendant? De plus, cet arrêt Akrich soulève la question fondamentale du sens de l’expression «séjour légal». L’Utlänningsnämnden demande encore ce qu’il faut entendre par «situation de dépendance de fait» et si, dans le contexte de l’article 6 de la directive 73/148, il est possible d’exiger, en plus de l’attestation de parenté, la preuve de la dépendance.

14.      C’est dans ce contexte que l’Utlänningsnämnden a décidé, en vertu de l’article 234 CE, de poser à la Cour les questions suivantes:

«1) a) À la lumière de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire [Akrich, précitée], convient-il d’interpréter l’article 10 du règlement (CEE) n° 1612/68 en ce sens que le ressortissant d’un pays tiers qui est membre de la famille d’un travailleur, comme en l’occurrence, doit séjourner légalement dans la Communauté pour obtenir le droit d’y résider avec ce travailleur? Faut-il de même interpréter l’article 1er de la directive 73/148/CEE en ce sens que le droit de résidence d’un ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, dépend de son séjour légal dans la Communauté?

b)      Si la directive 73/148/CEE doit être interprétée en ce sens que la condition pour que le ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, puisse se prévaloir d’un droit de résidence au sens de cette directive est qu’il se trouve légalement dans la Communauté, cela implique-t-il que cette personne doive posséder une carte de séjour valable, lui permettant ou susceptible de lui permettre de résider dans l’un des États membres? À défaut d’un permis de résidence, un droit de séjourner à un autre titre, pendant un temps plus ou moins long, suffit-il ou, comme dans l’affaire pendante devant l’Utlänningsnämnden, suffit-il que la personne qui demande une carte de séjour ait un visa valable?

c)      Si le membre de la famille d’un citoyen de l’Union, qui est ressortissant d’un pays tiers, ne peut se prévaloir d’un droit de résidence au titre de la directive 73/148/CEE au motif qu’il ne séjourne pas légalement dans la Communauté, le fait de lui refuser la délivrance d’une carte de séjour constitue-t-il une restriction au droit d’établissement du citoyen de l’Union prévu à l’article 43 CE?

d)      Si le membre de la famille d’un citoyen de l’Union, qui est ressortissant d’un pays tiers, ne peut se prévaloir d’un droit de résidence au titre de la directive 73/148/CEE au motif qu’il ne séjourne pas légalement dans la Communauté, le fait de l’expulser parce que la demande de délivrance d’une carte de séjour nationale ne peut être acceptée après l’entrée en Suède constitue-t-il une restriction au droit d’établissement du citoyen de l’Union, prévu à l’article 43 CE?

2) a) Convient-il d’interpréter l’article 1er, paragraphe 1, sous d), de la directive 73/148/CEE en ce sens qu’il faut entendre par «[être] à [sa] charge» le fait que le membre de la famille d’un citoyen de l’Union dépend économiquement de celui-ci pour parvenir à un niveau de vie seulement décent dans son pays d’origine ou dans celui où il réside habituellement?

b)      Convient-il d’interpréter l’article 6, [sous] b), de la directive 73/148/CEE en ce sens que les États membres peuvent exiger que le membre de la famille d’un citoyen de l’Union qui se dit à la charge de ce citoyen, ou du conjoint de celui-ci, produise, en sus d’un engagement de prise en charge émanant du citoyen de l’Union, des documents qui établissent l’existence réelle d’une situation de dépendance?»

15.      Mme Jia, les gouvernements belge, slovaque, suédois, néerlandais et du Royaume-Uni ainsi que la Commission ont présenté des observations écrites. Les mêmes, à l’exception des gouvernements belge et slovaque, ont présenté des observations orales à l’audience du 21 février 2006.

IV – Les observations des parties et des parties intervenantes

A –    Quant au statut de l’Utlänningsnämnden aux fins de l’article 234 CE

16.       Avant d’aborder les questions déférées par l’Utlänningsnämnden, le gouvernement suédois expose les raisons pour lesquelles, selon lui, cet organisme est une «juridiction» au sens de l’article 234 CE et, à ce titre, est compétent pour saisir la Cour de demandes de décision préjudicielle en vertu de cette disposition. Il souligne que l’Utlänningsnämnden est une autorité administrative dotée de compétences quasi juridictionnelles qui examine les appels formés contre les décisions du Migrationsverket. Il a été institué par la loi, a un caractère permanent et son président ainsi que son vice-président doivent être des juristes et avoir une expérience judiciaire. Il applique une procédure et des règles de fond qui sont fixées par la loi. Ses décisions sont contraignantes et ne sont pas susceptibles d’appel. La procédure est de type contradictoire. L’Utlänningsnämnden doit respecter le principe de l’égalité de tous devant la loi et faire preuve d’impartialité et d’objectivité. Il prend ses décisions en toute indépendance même s’il a la faculté de saisir le gouvernement de certains cas dans des circonstances définies par la loi.

B –    Quant à l’exigence du séjour légal [première question, sous a) à d)]

17.      Mme Jia tente de distinguer sa situation de celle de M. Akrich en soulignant qu’elle était titulaire d’un visa valide au moment où elle a sollicité la délivrance d’une carte de séjour et qu’elle n’avait jamais été expulsée de Suède auparavant. La loi suédoise lui donnait le droit de rester sur le territoire suédois en attendant que sa demande fût examinée. En outre, elle observe que les dispositions communautaires pertinentes ne posent pas de condition de séjour. L’article 6 de la directive 73/148 n’exige pas qu’un demandeur soit en possession d’un visa pour qu’il puisse demander un titre de séjour. Un tel titre peut être demandé même après l’entrée sur le territoire de l’État membre concerné. Elle fait valoir que le refus de délivrer une carte de séjour dans un cas tel que le sien constitue une violation de l’article 43 CE.

18.      Les gouvernements suédois et slovaque ainsi que la Commission partagent en gros ce point de vue. À leur avis, la faculté d’invoquer un droit de séjour pour les membres à charge de la famille de ressortissants communautaires qui ont exercé leur droit à la libre circulation n’est pas soumise à une condition de séjour régulier préalable. La directive 73/148 ne contient pas d’exigence de ce genre. L’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Akrich, précitée, doit être interprété de manière restrictive et s’explique par les circonstances de fait particulières à cette affaire. Imposer une condition préalable selon laquelle les membres de la famille de ressortissants de pays tiers qui entrent dans un État membre en provenance directe d’un pays tiers doivent obtenir un permis de séjour dans l’État membre d’origine d’un ressortissant communautaire reviendrait à restreindre de façon injustifiée le droit de ce dernier à circuler librement et irait à l’encontre des objectifs de l’article 43 CE et de la directive 73/148. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’affaire MRAX, précitée, le droit des membres de la famille d’un ressortissant d’un État membre de résider avec celui-ci dépend uniquement du lien familial. Par conséquent, lesdites parties suggèrent de répondre à la première question par la négative.

19.      Les gouvernements néerlandais et du Royaume-Uni sont de l’avis opposé. Le gouvernement néerlandais distingue entre l’immigration de ressortissants de pays tiers dans la Communauté et la «transmigration» («doormigratie») au sein de la Communauté, vers un autre État membre. Alors que la seconde relève presque totalement de la compétence de la Communauté, la première reste une compétence nationale. Dans cette conception, c’est aux États membres qu’incombe la première admission des ressortissants de pays tiers sur le territoire communautaire, sur la base d’une appréciation individuelle. Dans ce contexte, ils doivent tenir compte des obligations que leur impose l’article 8 de la CEDH. Le droit communautaire ne saurait être interprété d’une manière qui permette à des ressortissants de pays tiers d’échapper à l’application des lois nationales sur l’immigration. Ces deux gouvernements soutiennent que la règle fixée dans l’arrêt Akrich, précité, selon laquelle un séjour légal est la condition préalable pour que ces ressortissants puissent se prévaloir des droits que leur reconnaît l’article 10 du règlement n° 1612/68 s’applique aussi dans le contexte de la directive 73/148. Celle-ci ne concerne pas l’accès aux territoires des États membres à partir de pays extérieurs à la Communauté. Si cette directive a pour but de faciliter les déplacements à l’intérieur de la Communauté, on ne saurait soutenir en l’occurrence que le refus d’accorder un titre de séjour à Mme Jia ait eu pour effet de dissuader sa bru d’exercer les droits que lui reconnaît l’article 43 CE.

20.      Pour ce qui est du «séjour légal», le gouvernement néerlandais estime que cette notion vise en tout état de cause les situations dans lesquelles le ressortissant d’un pays tiers est titulaire d’une autorisation de séjour pour motif de regroupement familial avec un citoyen communautaire, est résident de longue date ou jouit d’un statut comparable. En revanche, les personnes qui n’ont qu’un visa ou qui sont autorisées à rester sur le territoire d’un État membre en attendant le résultat d’une demande de titre de séjour ne seraient pas concernées. Si l’on autorisait ces personnes à se déplacer librement à l’intérieur de la Communauté, un État membre serait tenu d’admettre le ressortissant d’un pays tiers sans que celui-ci ait fait l’objet d’une appréciation individuelle. Telle n’a pas pu être l’intention du législateur communautaire. Le gouvernement du Royaume-Uni, adoptant une conception plus stricte, estime que c’est à la loi nationale de donner la définition du «séjour légal». La directive 73/148 ne saurait conférer à un ressortissant d’un pays tiers plus de droits qu’il n’en a reçus dans un autre État membre.

C –    Quant à l’exigence de dépendance [seconde question, sous a) et b)]

21.      Pour Mme Jia, les expressions ««[être] à [la] charge» et «parvenir à un niveau de vie seulement décent» sont liées. D’après elle, être «à la charge» signifie que la personne qui est titulaire d’un droit de séjour assume réellement le soutien d’un membre de sa famille. Elle soutient avoir démontré à suffisance qu’elle est vraiment à la charge de son fils et de sa bru.

22.      Le gouvernement suédois estime que la dépendance doit être appréciée par rapport à la situation dans le pays d’origine et qu’il doit exister dans ce pays un réel besoin d’une aide financière régulière. Sinon, cette condition, qui est prévue à l’article 1er, paragraphe 1, sous d), de la directive 73/148, serait privée de son effet utile puisqu’elle a vocation à limiter le cercle des membres de la famille qui ont le droit de résider avec le ressortissant communautaire migrant. Cette condition a aussi été expressément maintenue dans la directive 2004/38/CE (7). Une situation de dépendance doit être appréciée dans un cas donné à partir de circonstances concrètes et objectives. Les États membres ont le droit d’exiger une preuve de l’état de dépendance, qui peut consister en particulier, par analogie avec l’article 4, paragraphe 3, de la directive 68/360/CEE (8), en un document délivré par l’autorité compétente du pays d’origine. Une simple déclaration du ressortissant communautaire dont dépend le membre de sa famille ne suffit pas. Cette position est également défendue par les gouvernements belge, slovaque et du Royaume‑Uni.

23.      La Commission maintient que l’état de dépendance économique est à apprécier dans l’État membre où le ressortissant communautaire réside. Si le pays tiers dont est originaire le membre de la famille dudit ressortissant devait être pris comme référence, cela restreindrait notablement le cercle des personnes ayant vocation à jouir du regroupement familial avec des ressortissants communautaires, de même que le droit de ces personnes à se déplacer à l’intérieur de la Communauté. Il importe peu que ce soutien suffise ou non à garantir un niveau de vie décent dans l’État membre, puisque le seul critère qui compte est celui de la dépendance économique. Quant à la preuve à apporter, la Commission estime que les États membres sont tenus d’admettre tout moyen de preuve établissant l’état de dépendance économique. Comme cette preuve peut être difficile à apporter au moment de la demande de délivrance de titre de séjour, la seule preuve susceptible alors d’être acceptée est un engagement de la part du ressortissant communautaire ou de son conjoint de pourvoir aux besoins du membre de la famille en cause. La Commission considère que, dans le cas d’espèce, Mme Jia doit être regardée comme étant à la charge de son fils ou de sa bru.

V –    La recevabilité

24.      En évoquant le statut de l’Utlänningsnämnden aux fins de l’article 234 CE, le gouvernement suédois a soulevé implicitement la question de la recevabilité des questions posées par cet organisme.

25.      Les critères appliqués par la Cour afin de décider si un organisme est une juridiction aux fins de l’article 234 CE sont bien établis. Ces critères sont l’établissement de l’organisme par la loi, sa permanence, sa compétence obligatoire, le caractère contradictoire de sa procédure, l’application de règles de droit et son indépendance (9). Nous ne doutons pas, au vu des informations données par le gouvernement suédois, que l’Utlänningsnämnden remplisse ces critères. Il semble aussi que l’on puisse le comparer, quant à son statut et à son organisation, à l’institution qui avait présenté une demande de décision préjudicielle dans l’affaire Abrahamsson (10) et que la Cour avait considérée comme une juridiction au sens de l’article 234 CE. Partant, les questions posées sont recevables.

VI – L’élargissement de la problématique

A –    Introduction

26.      Comme dans l’affaire Akrich, précitée, le cas de Mme Jia met en lumière la tension fondamentale qui imprègne le statut juridique des ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec un citoyen de l’Union européenne. Cette tension est le produit, d’une part, des compétences des États membres en matière d’immigration et, d’autre part, des dispositions communautaires relatives à la libre circulation des personnes au sein de l’Union. En raison de la compétence des États membres en matière d’immigration, la première admission du ressortissant d’un pays tiers sur leur territoire et celui de l’Union est soumise à une appréciation individuelle préalable de la situation de la personne concernée. En revanche, les dispositions communautaires relatives à la libre circulation des personnes octroient des droits d’entrée et de séjour aux conjoints et à certaines autres personnes ayant des liens de parenté avec des citoyens de l’Union qui exercent leur droit à la libre circulation, et ce sans considération de la nationalité de ces personnes.

27.      Dans son arrêt Akrich, la Cour a donné l’impression d’avoir résolu le problème en considérant que le règlement n° 1612/68 ne couvrait que la liberté de circulation à l’intérieur de la Communauté, mais ne disait rien des droits du ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, en matière d’accès au territoire de la Communauté. La Cour a décidé ensuite que, afin de bénéficier des droits accordés à ces ressortissants de pays tiers, l’intéressé devait séjourner légalement dans un État membre au moment de son déplacement vers un autre État membre dans lequel le citoyen de l’Union migrait ou avait migré (11). Or, après avoir ainsi délimité les compétences nationales et communautaires, la Cour a ensuite nuancé les circonstances de l’exercice de cette compétence nationale en se référant au droit à la protection de la vie familiale qui est consacré à l’article 8 de la CEDH.

28.      Ledit arrêt forme contraste avec d’autres arrêts, tant postérieurs qu’antérieurs, dans lesquels la Cour a déclaré sans ambiguïté que le droit pour les ressortissants de pays tiers mariés à des citoyens de l’Union d’entrer sur le territoire d’un État membre et d’y séjourner dépendait uniquement des liens familiaux (12).

29.      Il subsiste donc une certaine confusion quant à la portée de la compétence des États membres pour admettre les ressortissants de pays tiers qui ont des liens de parenté avec des citoyens de l’Union qui ont exercé ou souhaitent exercer leur droit à la libre circulation. Il existe, en particulier, une incertitude sur le point de savoir si le raisonnement que la Cour a tenu dans l’affaire Akrich, précitée, s’explique par les circonstances spécifiques de celle-ci ou si la règle énoncée par cet arrêt revêt une portée générale. La situation est rendue encore plus complexe par la question de savoir si le droit communautaire impose aux États membres de respecter le droit à la vie familiale visé à l’article 8 de la CEDH. Il est donc nécessaire, nous semble-t-il, de recadrer la question sous-jacente au cas de Mme Jia dans une perspective élargie et de chercher une solution qui soit à la fois applicable par les autorités et les juridictions nationales et compatible avec la répartition des compétences en matière d’immigration. Afin de parvenir à une telle solution, nous allons envisager plus minutieusement les divers paramètres légaux du problème. Dans ce contexte, nous nous référerons aussi à une législation communautaire plus récente qui a été adoptée en matière d’admission des ressortissants de pays tiers sur le territoire de l’Union.

B –    La délimitation des compétences

30.      Le premier de ces paramètres légaux est la répartition des compétences en matière d’immigration vers l’Union et de déplacement et de séjour des ressortissants de pays tiers à l’intérieur de l’Union, y compris ceux qui ont des liens de parenté avec des ressortissants des États membres qui ont exercé leur droit à la libre circulation dans l’Union. L’article 3 CE, qui énumère les initiatives que la Communauté doit prendre afin de parvenir aux objectifs énoncés à l’article 2 CE, opère une distinction claire entre les composantes interne et externe de la libre circulation des personnes. Si l’article 3, paragraphe 1, sous c), CE prévoit la mise en place d’un marché intérieur caractérisé par l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux, l’article 3, paragraphe 1, sous d), CE envisage des mesures relatives à l’entrée et à la circulation des personnes conformément au titre IV du traité, intitulé «Visas, asile, immigration et autres politiques liées à la libre circulation des personnes».

31.      L’aspect interne relève dans sa totalité du droit communautaire. La libre circulation des citoyens de l’Union, c’est-à-dire des personnes qui ont la nationalité d’un État membre, à l’intérieur des territoires des États membres est garantie au niveau communautaire par l’effet combiné des articles 18 CE, 39 CE, 43 CE et 49 CE, qui sont tous d’effet direct, ainsi que de la législation communautaire dérivée qui a été adoptée afin de mettre en œuvre ces dispositions, notamment le règlement n° 1612/68, les directives 68/360, 73/148 ainsi que 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (13). En complément logique des droits accordés aux citoyens de l’Union qui exercent des activités économiques dans d’autres États membres, ces actes communautaires prévoient également le droit pour les membres de leurs familles, sans considération de nationalité, d’accompagner le titulaire principal des droits conférés par l’ordre juridique communautaire et d’y séjourner avec lui.

32.      L’aspect externe de ce domaine d’action politique, qui n’a été introduit dans le traité qu’avec le traité d’Amsterdam (entré en vigueur le 1er mai 1999) ne confère, en revanche, pas de droits directement applicables, mais pose les bases juridiques d’un programme législatif d’harmonisation des législations nationales en matière, entre autres, d’immigration et de contrôle aux frontières externes de l’Union. L’article 61, sous a), CE, en particulier, souligne la relation intime entre les aspects interne et externe de la libre circulation des personnes lorsqu’il donne instruction au Conseil de l’Union européenne de prendre «des mesures visant à assurer la libre circulation des personnes conformément à l’article 14 [CE], en liaison avec des mesures d’accompagnement directement liées à cette libre circulation et concernant les contrôles aux frontières extérieures, l’asile et l’immigration […]». Même si diverses mesures ont été arrêtées afin de mettre en œuvre le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999, ainsi que le programme de La Haye de novembre 2004, qui en constitue la suite (14), l’harmonisation est encore loin d’être achevée dans ces domaines. Dans l’état actuel du droit communautaire, il est patent que les États membres restent compétents pour la plupart des aspects de la réglementation de l’immigration.

33.      Plus particulièrement, cela signifie que c’est aux États membres qu’il appartient de décider de la première admission sur leurs territoires respectifs de personnes originaires de pays tiers, selon les critères fixés par leurs législations nationales. Cela implique que ces États sont en droit de n’admettre le ressortissant d’un pays tiers qu’après un examen de sa situation individuelle, ce qui, de fait, constitue la pratique habituelle dans la plupart des États membres. Une fois admise sur le territoire d’un État membre qui participe au système Schengen, toute personne a le droit de franchir les frontières internes des États membres. Le droit de séjourner dans un État membre est cependant régi par le droit communautaire ou par le droit national en fonction de la nationalité et du statut juridique de l’intéressé.

34.      Dans certains cas, l’exercice des droits que les ressortissants de pays tiers qui ont des liens de parenté avec un ressortissant communautaire migrant tirent directement des actes communautaires pertinents est susceptible d’interférer avec la compétence des États membres en matière d’immigration. C’est le cas, dont nous avons un exemple en l’occurrence, lorsque le ressortissant d’un pays tiers entre dans un État membre et revendique un droit de séjour sur le fondement du droit communautaire bien qu’il n’ait pas été régulièrement admis sur le territoire de cet État pour un séjour de longue durée. Dans ces conditions, la nécessité de délimiter l’extension des deux sphères de compétence apparaît clairement.

35.      Une telle question ne pourra être résolue par la seule application du principe de primauté du droit communautaire sur le droit national divergent. Il convient plutôt de placer le problème dans le contexte de sphères de compétences qui coexistent tout en étant interdépendantes. Ainsi que le reconnaît l’article 61, sous a), CE, il existe une relation fonctionnelle évidente entre le fait de permettre la libre circulation au sein de la Communauté, dans un espace dépourvu de frontières internes, et le maintien de contrôles fiables et sûrs aux frontières externes de cet espace. À cet égard, on peut tracer un parallèle avec la relation existant entre la libre circulation des marchandises dans la Communauté et l’existence d’un tarif douanier commun ainsi que la politique commerciale commune concernant les marchandises importées dans la Communauté. Même si les législations nationales en matière d’immigration n’ont pas encore été (pleinement) harmonisées et que des différences et des disparités puissent subsister, il apparaît que, tant qu’un degré suffisant d’harmonisation n’aura pas été atteint, la libre circulation de tous au sein du marché intérieur, sans considération de nationalité, dépendra de la confiance que manifestera chaque État membre envers les politiques et les pratiques des autres États membres en matière d’admission des ressortissants de pays tiers sur leurs territoires.

C –    La législation communautaire existante telle qu’interprétée par la Cour

36.      Le second point de discussion a trait à la portée exacte des droits conférés aux ressortissants de pays tiers qui ont des liens de parenté avec des citoyens de l’Union par les différents actes communautaires qui régissent la libre circulation des travailleurs salariés, des travailleurs indépendants et des prestataires de services. Plus spécialement, il s’agit de savoir si les droits d’entrée dans un État membre et de séjour sont conférés sans considération non seulement de la nationalité du membre de la famille dudit citoyen, mais aussi du point de savoir si celui-ci provient d’un autre État membre ou directement d’un pays tiers lorsqu’il entre dans l’État membre d’accueil.

37.      Le libellé des dispositions qui accordent les droits d’entrée et de séjour aux membres de la famille provenant de pays tiers ne permet pas de conclure sur ce point. Tant l’article 10 du règlement n° 1612/68 sur la libre circulation des travailleurs que l’article 1er de la directive 73/148 sur la libre circulation des travailleurs indépendants autorisent notamment les conjoints des travailleurs salariés et des travailleurs indépendants ainsi que leurs ascendants à charge, sans considération de leur nationalité, soit à s’établir eux-mêmes avec un travailleur ressortissant d’un État membre et qui travaille sur le territoire d’un autre État membre, soit à se déplacer et à séjourner avec un citoyen d’un État membre qui s’est établi ou qui souhaite s’établir dans un autre État membre pour y exercer des activités économiques (15).

38.      Ainsi que nous l’avons vu ci-dessus, la jurisprudence de la Cour dans ce domaine n’est pas affranchie de toute ambiguïté. La Cour a élaboré une théorie généreuse ainsi qu’une autre, moins libérale, quant aux conditions dans lesquelles les ressortissants de pays tiers qui ont des liens de parenté avec des ressortissants communautaires peuvent se prévaloir des droits accordés par la législation communautaire dérivée.

39.      La théorie généreuse s’est exprimée dans l’affaire MRAX, précitée, où la Cour a déclaré que le droit pour le ressortissant d’un pays tiers marié avec un citoyen d’un État membre d’entrer sur le territoire des États membres découlait, en droit communautaire, uniquement des liens familiaux. Tout en relevant que l’article 3, paragraphe 2, de la directive 68/360 et l’article 3, paragraphe 2, de la directive 73/148 laissent aux États membres la faculté de subordonner ce droit à la possession d’un visa (défini comme une autorisation délivrée par un État membre ou une décision prise par un État membre, exigée pour entrer sur son territoire) (16), la Cour a constaté que ces mêmes dispositions imposaient aux États membres d’accorder à ces personnes toutes facilités pour obtenir les visas qui leur seraient nécessaires. Le fait, pour un État membre, de refouler à la frontière un ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un ressortissant d’un État membre, qui tente de pénétrer sur son territoire sans disposer d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité ou d’un visa, alors que ce conjoint est en mesure de prouver son identité ainsi que le lien conjugal et qu’il n’existe pas d’éléments de nature à établir qu’il représente un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, constitue une infraction aux articles 3 de la directive 68/360 et 3 de la directive 73/148, notamment, lus à la lumière du principe de proportionnalité (17). La Cour dit ensuite que les articles 4 de la directive 68/360 et 6 de la directive 73/148 doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’autorisent pas un État membre à refuser de délivrer un titre de séjour et à prendre une mesure d’éloignement à l’encontre du ressortissant d’un pays tiers, qui est en mesure de rapporter la preuve de son identité et de son mariage avec un ressortissant d’un État membre, au seul motif qu’il est entré irrégulièrement sur le territoire de l’État membre concerné (18).

40.      Cette position de la Cour contraste fortement avec le raisonnement suivi dans l’affaire Akrich, précitée, qui révèle un point de vue plus restrictif. Il s’agissait d’un ressortissant marocain qui avait séjourné irrégulièrement au Royaume-Uni, où il avait commis un certain nombre de délits et qui, par voie de conséquence, avait été expulsé. M. Akrich était revenu illégalement au Royaume‑Uni et s’y était marié avec une ressortissante britannique. Après avoir travaillé six mois en Irlande, le couple avait tenté de revenir au Royaume-Uni en invoquant les droits accordés aux conjoints des travailleurs communautaires par l’article 10 du règlement n° 1612/68 tel qu’interprété par la Cour dans l’arrêt Singh (19). La Cour a souligné à cette occasion que le règlement n° 1612/68 ne visait que la libre circulation à l’intérieur de la Communauté et qu’il était muet sur l’existence des droits d’un ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, quant à l’accès au territoire de la Communauté. Pour pouvoir bénéficier, dans une situation telle que celle en cause au principal, des droits prévus à l’article 10 du règlement n° 1612/68, le ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, devait légalement séjourner dans un État membre lorsque son déplacement avait lieu vers un autre État membre dans lequel ledit citoyen migrait ou avait migré (20).

41.      Toutefois, dans l’arrêt Commission/Espagne (21), qui a été rendu plus d’un an après l’arrêt Akrich, la Cour a renoué avec sa jurisprudence MRAX alors qu’elle examinait les formalités imposées par le Royaume d’Espagne aux ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec des ressortissants communautaires migrants avant qu’ils ne puissent demander un permis de séjour. Elle a rappelé que le droit pour le ressortissant d’un pays tiers marié avec un ressortissant d’un État membre d’entrer sur le territoire des États membres découlait uniquement du lien familial. Elle a conclu que l’exigence, prévue par la réglementation espagnole, d’un visa de séjour, nécessaire à l’obtention du titre de séjour et, par conséquent, le refus de délivrer ce titre au ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un ressortissant communautaire, au motif qu’il aurait dû au préalable demander la délivrance d’un visa de séjour au consulat d’Espagne de son dernier domicile, constituait donc une mesure contraire aux dispositions des directives 68/360, 73/148 et 90/365 (22). Dans cette affaire, la Cour n’a pas fait mention de l’arrêt Akrich, précité.

42.      Nous sommes donc en présence d’une contradiction apparente de jurisprudence qui résulte des raisonnements divergents suivis dans les arrêts précités MRAX et Commission/Espagne, d’une part, Akrich, d’autre part. C’est cette différence de raisonnement qui a amené l’Utlänningsnämnden à saisir la Cour.

43.      La question de base soulevée par l’arrêt Akrich est de savoir si la règle énoncée dans cet arrêt s’applique uniquement lorsque les autorités nationales ont établi que le ressortissant d’un pays tiers concerné séjourne irrégulièrement sur le territoire d’un État membre. Cela voudrait dire que ladite règle s’applique non seulement à celui qui séjourne légalement, mais aussi à celui qui n’est pas présent irrégulièrement sur le territoire d’un État membre. Dans ce cas, si l’on suit le raisonnement que la Cour a tenu dans l’affaire MRAX, précitée, le lien familial avec un citoyen de l’Union migrant suffirait à fonder le droit d’entrer dans un État membre et d’y séjourner.

44.      Cette lecture limitée de l’affaire Akrich, précitée, pourrait être fondée sur le point 50 de cet arrêt où la Cour se réfère explicitement à «une situation telle que celle en cause au principal» comme étant le contexte où la règle s’applique. On trouvera cependant un indice en sens contraire au point précédent où la Cour déclare sans ambiguïté que les dispositions communautaires pertinentes ne visent que la libre circulation à l’intérieur de la Communauté et sont muettes quant à l’accès au territoire de celle-ci.

45.      À la lumière de ces réflexions, il est équitable de conclure que, en matière de conditions auxquelles les ressortissants de pays tiers qui ont des liens de parenté avec des citoyens de l’Union migrants peuvent se prévaloir des droits que leur confèrent le règlement n° 1612/68 et la directive 73/148, le droit, dans son état actuel, ne semble pas totalement cohérent.

D –    La vie familiale et la libre circulation

46.      Dans son analyse des droits pour les ressortissants de pays tiers qui ont des liens de parenté avec des citoyens de l’Union d’entrée et de séjour sur le territoire d’un État membre, la Cour a attaché également une importance considérable à la protection de la vie familiale qui est garantie par l’article 8 de la CEDH.

47.      Dans l’affaire Carpenter (23), la Cour était invitée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit communautaire de la décision prise par les autorités du Royaume-Uni d’expulser une ressortissante philippine qui avait laissé expirer la durée de validité de son visa de tourisme puis s’était mariée avec un ressortissant du Royaume-Uni. Comme ce dernier était prestataire de certains services dans d’autres États membres, mais exerçait ses activités à partir de son pays d’origine, Mme Carpenter ne pouvait se prévaloir des droits conférés par la directive 73/148 aux conjoints de ressortissants communautaires, eux-mêmes ressortissants de pays tiers. Partant, la Cour s’est demandé si les principes ou d’autres dispositions du droit communautaire pourraient fonder un droit de séjour pour le conjoint.

48.      Après avoir établi que les activités de M. Carpenter relevaient de l’article 49 CE, la Cour a remarqué que «le législateur communautaire a reconnu l’importance d’assurer la protection de la vie familiale des ressortissants des États membres afin d’éliminer les obstacles à l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité, ainsi qu’il ressort notamment des dispositions des règlements et directives du Conseil relatifs à la libre circulation des travailleurs salariés et non salariés à l’intérieur de la Communauté» (24). La Cour a déclaré ensuite que «la séparation des époux Carpenter nuirait à leur vie familiale et, partant, aux conditions de l’exercice d’une liberté fondamentale par M. Carpenter. En effet, cette liberté ne pourrait pas produire son plein effet si M. Carpenter était détourné de l’exercer par les obstacles mis, dans son pays d’origine, à l’entrée et au séjour de son conjoint» (25).

49.      Pour ce qui est du point de savoir si la restriction apportée à la liberté pour M. Carpenter de fournir des services pouvait être justifiée, la Cour a constaté que la décision d’expulser Mme Carpenter constituait une ingérence dans l’exercice par M. Carpenter de son droit au respect de sa vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH et ne respectait pas un juste équilibre entre les intérêts en présence. Dans ces conditions, la décision d’expulsion de Mme Carpenter constituait une ingérence disproportionnée par rapport au but poursuivi (26).

50.      Dans l’affaire Akrich, précitée, la Cour a d’abord déclaré qu’un ressortissant d’un pays tiers qui ne séjourne pas régulièrement dans l’État membre d’origine de son conjoint, citoyen de l’Union qui a exercé son droit à la libre circulation, ne saurait se prévaloir de l’article 10 du règlement n° 1612/68 pour revendiquer un droit de séjour dans cet État membre. La Cour a néanmoins nuancé son jugement en observant que, en présence d’un mariage authentique, il fallait, pour statuer sur l’admission du ressortissant d’un pays tiers, tenir compte du droit au respect de la vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH. «Même si la [CEDH] ne garantit comme tel aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un pays déterminé, exclure une personne d’un pays où vivent ses parents proches peut constituer une ingérence dans le droit du respect de la vie familiale tel que protégé par l’article 8, paragraphe 1, de cette convention. Pareille ingérence enfreint la [CEDH] si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 du même article […]» (27). La Cour s’est montrée ici moins audacieuse que dans l’affaire Carpenter, précitée, en laissant à la juridiction nationale le soin d’appliquer ce critère.

51.      Enfin, nous nous référerons aux arrêts précités MRAX et Commission/Espagne, dans lesquels la Cour a rappelé ses observations de ladite affaire Carpenter, à savoir qu’il ressortait des règlements et des directives du Conseil en matière de libre circulation des travailleurs salariés et non salariés à l’intérieur de la Communauté que le législateur communautaire avait reconnu l’importance d’assurer la protection de la vie familiale des ressortissants des États membres afin d’éliminer les obstacles à l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité (28).

52.      Comme nous avons conclu à la fin de la section précédente qu’il existait une certaine incohérence dans la jurisprudence concernant le droit applicable aux ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec des ressortissants communautaires migrants, les remarques qui précèdent donnent à penser en outre que l’issue des affaires de ce genre dépend dans une large mesure des circonstances propres à chacune d’elles. Dans un domaine comme l’immigration, où les décisions prises par les autorités compétentes affectent l’existence des personnes de la façon la plus essentielle qui soit, il y a pourtant un grand besoin d’éclaircissements quant à la portée des droits et de prévisibilité dans l’application de la loi. Afin de créer davantage de transparence et de favoriser la sécurité juridique, il convient de parvenir à une méthode plus systématique et structurée d’interprétation et d’application des dispositions communautaires pertinentes.

E –    La nouvelle législation communautaire

53.      Même s’ils ne présentent pas d’intérêt direct pour la solution de la présente affaire, dans la mesure où ils ne lui sont pas applicables ratione temporis, on se référera avec profit aux tout derniers développements de la législation communautaire concernant le droit pour les ressortissants des pays tiers de séjourner sur le territoire des États membres.

54.      Le 29 avril 2004, le Parlement européen et le Conseil ont adopté, sur la base des articles 12 CE, 18 CE, 40 CE, 44 CE et 52 CE, une nouvelle directive relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (29), qui se substitue à toutes les directives existantes dans ce domaine. Cette directive codifie et révise les actes communautaires existants, en tenant compte de l’interprétation que la Cour en a donnée dans sa jurisprudence. De même que les articles 10 du règlement n° 1612/68 et 1er, paragraphe 1, de la directive 73/148, l’article 5, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/38 accorde le droit d’entrer sur le territoire d’un État membre aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre, pourvu qu’ils soient munis d’un passeport en cours de validité et d’un visa d’entrée, conformément au règlement (CE) nº 539/2001 du Conseil, du 15 mars 2001, fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation (JO L 81, p. 1), ou, le cas échéant, à la législation nationale. En vertu de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38, les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre seront admis pour une période supérieure à trois mois pour autant que ledit citoyen satisfasse aux conditions énoncées au paragraphe 1 du même article (30).

55.      Deux autres directives concernant les droits des ressortissants de pays tiers ont été adoptées sur le fondement de l’article 63 CE, à savoir les directives 2003/86/CEE (31) et la directive 2003/109/CEE (32).

56.      Seule la première de ces directives présente un intérêt en l’occurrence, quoique indirect puisqu’elle ne concerne que le regroupement avec les membres de sa famille du ressortissant d’un pays tiers qui séjourne déjà légalement dans un État membre (le «regroupant») et qu’il y est explicitement précisé qu’elle ne s’applique pas aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union (article 3, paragraphe 3, de ladite directive). L’article 4, paragraphe 1, de la même directive fait obligation aux États membres d’autoriser l’entrée et le séjour des enfants mineurs du regroupant sous réserve de certaines conditions relatives à l’ordre public, à la sécurité publique et à la santé publique, ainsi que, en résumé, à la capacité du regroupant à subvenir aux besoins des membres de sa famille concernés. En revanche, les États membres ne sont pas obligés, mais ont le droit d’admettre d’autres membres de la famille, dont les ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint lorsqu’ils sont à sa charge et sont privés du soutien familial nécessaire dans le pays d’origine [article 4, paragraphe 2, sous a), de la directive 2003/86]. La directive prévoit aussi, à son article 5, la procédure de présentation et d’examen des demandes d’admission des membres de la famille du regroupant. En principe, ces demandes doivent être introduites et examinées alors que les membres de la famille se trouvent en dehors du territoire de l’État membre concerné, même si celui-ci peut s’affranchir de cette règle dans des cas appropriés (article 5, paragraphe 3). La directive 2003/86 devait être transposée dans les droits nationaux pour le 3 octobre 2005.

57.      À la lumière des actes communautaires anciens et nouveaux, on peut distinguer trois cas de figure qui, même s’ils peuvent paraître sans importance du point de vue du ressortissant du pays tiers, n’en déterminent pas moins le droit applicable à la situation de ce ressortissant et, partant, ses chances d’avoir accès au territoire d’un État membre à partir d’un pays tiers et, par voie de conséquence, d’obtenir un droit de séjour. Premièrement, le ressortissant du pays tiers peut avoir des liens de parenté avec un ressortissant d’un État membre qui n’a pas fait usage de sa liberté de se rendre dans un autre État membre. Deuxièmement, ce ressortissant du pays tiers peut être apparenté à un ressortissant d’un État membre qui a exercé son droit de se rendre dans un autre État membre. Troisièmement, ce ressortissant d’un pays tiers peut avoir des liens de parenté avec un autre ressortissant d’un pays tiers qui séjourne légalement dans un État membre de l’Union.

58.      Si, dans le premier cas, le ressortissant du pays tiers souhaite entrer dans un État membre alors qu’il se trouve dans un pays tiers, il est clair que les lois nationales sur l’immigration s’appliquent, étant donné qu’il n’y a aucun élément de rattachement qui permette l’application du droit communautaire. Cela implique que l’intéressé peut faire l’objet d’une appréciation individuelle préalable.

59.      Dans le troisième cas, les droits du ressortissant d’un pays tiers sont déterminés par la directive 2003/86 depuis le 3 octobre 2005. Avant cette date, les lois nationales sur l’immigration s’appliquaient. Ainsi que nous l’avons vu ci‑dessus et compte tenu du lien familial en cause en l’occurrence, l’État membre dispose du pouvoir discrétionnaire d’autoriser ou non l’entrée et le séjour d’un ascendant en ligne directe à charge. Cette directive prescrit aussi un examen particulier du cas du demandeur, ressortissant d’un pays tiers.

60.      Le deuxième cas est celui qui nous intéresse ici et, ainsi que nous l’avons déjà remarqué aux points 38 à 40 des présentes conclusions, deux conceptions peuvent être envisagées. Si le ressortissant du pays tiers tire directement un droit de séjour de la directive 73/148, il ne sera pas soumis à une appréciation individuelle de la part des autorités nationales chargées de l’immigration. Dans ce cas, et conformément à la jurisprudence MRAX, précitée, le lien familial ouvre le droit au séjour. Si on considérait au contraire, dans la ligne de l’arrêt Akrich, précité, que ce ressortissant doit déjà séjourner légalement dans un État membre avant de pouvoir faire valoir des droits au titre de la directive 73/148, cela voudrait dire que sa situation serait régie de nouveau par le droit national en matière d’immigration.

61.      Il ressort de cette petite étude que l’interprétation généreuse faite de la directive 73/148 dans le deuxième cas se traduit par la création d’une catégorie privilégiée de ressortissants de pays tiers. Lorsque ceux‑ci ont des liens de parenté avec un ressortissant communautaire qui a exercé son droit de se rendre dans un autre État membre, ils échappent à l’application des exigences relatives à l’entrée et au séjour fixées par les lois nationales sur l’immigration. Dans les autres cas, ils sont soumis à ces lois. Si l’on part de la prémisse que, du point de vue du ressortissant du pays tiers, les liens familiaux sont comparables dans les trois cas de figure et que la seule différence factuelle est que le membre de la famille qui a la nationalité d’un État membre s’est établi dans un autre État membre, il conviendrait de justifier la différence de traitement résultant de ce que nous avons appelé «l’interprétation généreuse» de la directive 73/148.

F –    L’admission et le séjour de ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec des ressortissants communautaires: vers une conception plus systématique

62.      Au point 52 ci-dessus, nous avons mentionné le besoin d’une méthode plus systématique d’interprétation des dispositions communautaires concernant l’admission sur le territoire des États membres des ressortissants de pays tiers en provenance de l’extérieur de la Communauté et leur droit d’y séjourner avec les ressortissants communautaires avec lesquels ils ont des liens de parenté. Des incohérences de jurisprudence ont entraîné une insécurité juridique pour ces ressortissants de pays tiers et des doutes pour les autorités nationales qui sont chargées de mettre en œuvre ces dispositions. De fait, la jurisprudence, dans son état actuel, est même une source d’inégalités, que rien ne semble justifier, entre différentes catégories de ressortissants de pays tiers. Cette jurisprudence empiète aussi sur les compétences nationales dans le domaine de la politique de l’immigration lorsqu’elle permet à certaines de ces catégories de ressortissants de pays tiers d’entrer dans un État membre et d’y séjourner sans avoir fait l’objet au préalable d’une appréciation individuelle.

63.      En interprétant les dispositions pertinentes du droit communautaire dérivé, il est essentiel, à notre avis, de veiller à respecter la répartition des compétences entre la Communauté et les États membres, telle qu’elle est fixée par le traité. Il convient de se rappeler qu’il appartient à la Cour, comme le dit l’article 220 CE, non seulement de garantir l’application effective du droit communautaire, mais aussi de respecter et de sauvegarder les pouvoirs que le traité reconnaît aux États membres. Cela consiste non seulement, dans un sens négatif, à délimiter les compétences de la Communauté par rapport à celles des États membres, mais aussi, en se plaçant dans une perspective plus positive, à garantir que ces compétences nationales trouvent effectivement à s’exercer.

64.      Dans l’état actuel des choses, il est clair que la libre circulation des personnes à l’intérieur de la Communauté, en tant qu’elle constitue l’une des pierres angulaires du marché interne, relève totalement de la compétence de la Communauté. Il est tout aussi clair que la réglementation relative à l’immigration aux frontières externes de l’Union, dans la mesure où l’harmonisation qui est prévue au titre IV du traité n’a pas été menée à bien, reste de la compétence des États membres. Nous nous référons aux points 30 et suivants ci-dessus.

65.      La déclaration de la Cour dans l’arrêt Akrich, selon laquelle le règlement n° 1612/68 «ne vise que la libre circulation à l’intérieur de la Communauté» et «est muet sur l’existence des droits d’un ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, quant à l’accès au territoire de la Communauté» (33), s’accorde pleinement avec cette répartition des compétences entre la Communauté et les États membres. Comme la directive 73/148 poursuit les mêmes objectifs que le règlement n° 1612/68 à l’égard d’une autre catégorie d’intéressés, cette déclaration doit s’appliquer aussi dans le contexte de cette directive. Dans l’affaire Carpenter, la Cour a reconnu en fait, quoique de façon implicite, que la portée de la directive 73/148 était limitée de manière similaire, lorsqu’elle a déclaré qu’«il découle à la fois des objectifs qu’elle poursuit et de son contenu que la directive régit les conditions dans lesquelles un ressortissant d’un État membre, ainsi que les autres personnes visées à l’article 1er, paragraphe 1, sous c) et d), peuvent quitter l’État membre d’origine dudit ressortissant et entrer et séjourner sur le territoire d’un autre État membre, dans l’un des buts énoncés à l’article 1er, paragraphe 1, sous a) et b), et ceci pour une durée précisée à l’article 4, paragraphes 1 ou 2» (34).

66.      Le fait que le règlement n° 1612/68 et la directive 73/148 soient «muets» quant à la première admission du ressortissant d’un pays tiers sur le territoire de la Communauté ne signifie pas que ces actes soient neutres à cet égard. Cette conclusion de la Cour n’implique pas qu’il existe un vide, qu’une interprétation généreuse de ces actes permettrait de combler implicitement. Elle signifie seulement que, en conformité avec la répartition des compétences fixée par le traité, la première admission de ces personnes est de la compétence des États membres, qui statuent dans le respect de leurs législations respectives sur l’immigration. Cela veut dire forcément que, ainsi que la Cour l’a décidé dans l’arrêt Akrich, pour bénéficier, en substance, des droits conférés par ces actes communautaires, le membre de la famille ressortissant d’un pays tiers doit séjourner régulièrement dans un État membre lorsqu’il se rend dans un autre État membre dans lequel le citoyen de l’Union émigre ou a émigré (35).

67.      Si l’on acceptait que des ressortissants de pays tiers qui ne séjournent pas déjà régulièrement dans un État membre et qui souhaitent rejoindre un ressortissant de l’Union qui a exercé son droit à la libre circulation bénéficient d’un droit automatique d’entrer et de séjourner dans l’État membre d’accueil, sur la seule base du lien familial et sans aucune intervention de la part de cet État membre, ils auraient la possibilité de contourner les lois nationales sur l’immigration. Cette conception saperait donc le pouvoir pour les États membres de maîtriser l’immigration à leurs frontières externes.

68.      On peut aussi déduire de la fonction des actes communautaires sur la libre circulation à l’intérieur de la Communauté que les droits qu’ils accordent aux membres de la famille ressortissants de pays tiers ne sont pas inconditionnels.

69.      Le règlement n° 1612/68 et la directive 73/148 ont été adoptés dans le but explicite de mettre en œuvre les articles 39 CE et 43 CE respectivement. Ces deux actes ont pour finalité de supprimer les obstacles rencontrés par les ressortissants des États membres qui se prévalent des droits qui leur sont reconnus par des dispositions du traité en se déplaçant vers d’autres États membres en tant que travailleurs salariés ou non salariés ou prestataires de services. Parmi ces obstacles figurent les effets potentiels de l’application de la législation nationale sur l’immigration aux personnes ayant des liens de parenté avec le titulaire du droit principal, notamment lorsque ces personnes n’ont pas la nationalité d’un État membre. Si elles n’avaient pas la garantie de pouvoir entrer et de séjourner dans un autre État membre, le travailleur communautaire, salarié ou non, serait dissuadé d’exercer les droits que lui confère le traité. Ces personnes ont donc le droit, complément logique de celui du travailleur communautaire, salarié ou non, de se rendre dans l’État membre où les activités économiques doivent être exercées et d’y séjourner.

70.      Au regard de l’objectif premier de ces actes communautaires qui était de supprimer les obstacles de toutes sortes engendrés par les conditions d’accès au territoire national et de séjour sur ce territoire, obstacles qui seraient susceptibles de dissuader le citoyen d’un État membre de se rendre dans un autre État membre pour des raisons économiques, il est loisible de soutenir que la situation familiale à prendre en considération est celle qui prévaut au moment où le citoyen communautaire décide de se rendre dans ce second État membre. Dès lors que cette personne s’est rendue dans un autre État membre et s’y est établie, il se crée un nouveau contexte dans lequel son statut juridique doit être comparable à celui des ressortissants de l’État membre d’accueil qui n’ont pas exercé leur droit de libre circulation. Si une personne qui relève de cette dernière catégorie souhaite qu’un membre de sa famille, ressortissant d’un pays tiers, la rejoigne, ce membre de la famille doit être admis selon les conditions fixées par la loi nationale sur l’immigration. Cette conclusion vaut aussi pour le ressortissant qui a déjà exercé son droit à la libre circulation et qui, apparemment, n’en a pas été dissuadé pour des raisons liées au refus d’admission de membres de sa famille originaires de pays tiers. En d’autres termes, on ne saurait soutenir que le droit communautaire offre un droit permanent permettant à des personnes ayant des liens de parenté avec des citoyens de l’Union de rejoindre ceux-ci à tout moment dans la Communauté. À cet égard, nous ne pensons pas que les articles 10 du règlement n° 1612/68 et 1er, paragraphe 1, de la directive 73/148 puissent être interprétés comme des dispositions qui permettent le regroupement familial a posteriori de citoyens des États membres avec les membres de leurs familles originaires d’États tiers.

71.      Pour la Commission, exiger du ressortissant d’un pays tiers qui souhaite rejoindre un citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil de celui-ci, alors qu’il ne se trouve pas encore dans la Communauté, qu’il obtienne un permis de séjour dans le pays d’origine du citoyen communautaire reviendrait à restreindre le droit de ce dernier à se déplacer librement dans la Communauté. En dehors du fait que, dans une situation telle que celle de l’affaire au principal, l’exigence de séjour légal implique que le membre de la famille obtienne l’autorisation de résider dans l’État membre d’accueil, aux conditions fixées par sa législation, on ne saurait admettre que cette exigence citée par la Commission se traduise nécessairement par une restriction du droit pour le citoyen communautaire de se rendre dans un autre État membre. Ce serait le cas si cette exigence entraînait une perte de droits. Or, lorsqu’un tel droit (d’être rejoint par un membre de sa famille) n’existait pas à l’époque où il a été fait usage de la libre circulation, on ne saurait en toute logique parler de la perte d’un droit équivalant à une restriction de la liberté de se déplacer.

72.      Nous souhaiterions ajouter que, même s’il est clair que les articles 10 du règlement n° 1612/68 et 1er, paragraphe 1, de la directive 73/148 ont pour effet de protéger la vie familiale, on ne saurait à notre avis soutenir que c’était l’un des objectifs de ces dispositions. Ainsi que l’a observé la Cour, d’abord dans l’affaire Carpenter, puis dans l’affaire MRAX, lorsqu’il a adopté les règlements et directives, «le législateur communautaire a reconnu l’importance d’assurer la protection de la vie familiale des ressortissants des États membres afin d’éliminer les obstacles à l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité» (36). Si l’on se réfère au contexte de l’époque à laquelle ces actes ont été adoptés, on constate qu’il ne s’agissait que d’une considération implicite et, tout au plus, secondaire. Ni le préambule du règlement n° 1612/68, ni celui de la directive 73/148 ne font mention de l’article 8 de la CEDH et, fait significatif, le texte qui les a remplacés, à savoir la directive 2004/38, ne comporte pas non plus cette référence. Ce dernier acte fait seulement allusion au respect de la CEDH de manière générale (37). En revanche, la directive 2003/86 fait bien, elle, une référence explicite à l’article 8 de la CEDH, pour des raisons évidentes si l’on considère sa finalité première (38). Nous ne pensons donc pas que la protection de la vie familiale puisse servir de ligne directrice pour l’interprétation de la portée et de la teneur des dispositions pertinentes du règlement n° 1612/68 et de la directive 73/148.

73.      Cela dit, il est important de définir le rôle de l’article 8 de la CEDH dans ce contexte. L’article 6, paragraphe 2, UE déclare que l’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la CEDH et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire. Cette disposition s’adresse à l’Union elle-même et ne concerne les États membres que lorsque ceux-ci agissent pour mettre en œuvre le droit communautaire et les actes de la Communauté, ainsi que le confirme l’article II-111, paragraphe 1, du traité établissant une Constitution pour l’Europe (39). Dès lors que les États membres n’agissent pas dans le cadre du droit communautaire, comme c’est le cas lorsqu’ils décident d’ouvrir leur territoire à des ressortissants de pays tiers, s’ils sont tenus également de respecter les obligations que leur impose l’article 8 de la CEDH, ce n’est pas en vertu du droit communautaire mais en leur qualité de signataires de cette convention. De ce point de vue, nous considérons que l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Carpenter, précitée, est discutable dans la mesure où il a bel et bien fait application de l’article 8 de la CEDH aux faits de l’espèce.

74.      Enfin, ainsi que nous l’avons déjà vu au point 61 des présentes conclusions, si l’on autorisait des ressortissants de pays tiers qui n’ont pas encore été admis sur le territoire d’un État membre et qui ont des liens de parenté avec un ressortissant d’un État membre à entrer dans l’État membre d’accueil de ce citoyen migrant et à y résider pour cette seule raison, on créerait une disparité par rapport à des ressortissants de pays tiers qui souhaitent rejoindre un membre de leur famille ressortissant d’un État membre mais qui ne s’est pas déplacé au sein de la Communauté ou à des ressortissants de pays tiers qui séjournent déjà légalement dans un État membre. Dans les deux derniers cas, les ressortissants des pays tiers sont soumis à des appréciations individuelles avant d’être admis, alors que, dans le premier cas, le membre de la famille n’est pas soumis à cette formalité. Rien ne justifie cette disparité de traitement.

75.      Quand bien même il existerait une harmonisation complète des règles applicables à l’admission des ressortissants des pays tiers aux frontières extérieures de la Communauté, permettre à certaines catégories de personnes d’accéder au territoire d’un État membre et d’y séjourner sur la base d’un lien familial avec un ressortissant communautaire qui a exercé son droit de libre circulation reviendrait à saper l’efficacité de ces règles communes et encouragerait les abus du genre de celui en cause dans l’affaire Akrich, précitée. Fonder un droit de séjour sur le seul fait, relevant du hasard, qu’un ressortissant d’un État membre s’est établi dans un autre État membre est tout à la fois arbitraire et injuste en ce qu’il engendre une inégalité de traitement au détriment de ressortissants de pays tiers qui n’ont pas la chance d’avoir des liens de parenté avec un ressortissant communautaire migrant.

76.      Dans cette perspective, il est essentiel de se demander ensuite ce que veut dire «séjour légal» dans un État membre. Au stade actuel, les critères d’appréciation de cette notion n’ont pas été harmonisés. C’est toujours aux États membres qu’il revient de déterminer quand un ressortissant d’un pays tiers «séjourne légalement» sur leur territoire. Néanmoins, bien que le «séjour légal» ne soit pas en soi une notion communautaire, il est nécessaire d’en dégager certaines caractéristiques essentielles.

77.      «Séjourner légalement» sur le territoire d’un État membre signifie que, à la suite d’une demande émanant d’un ressortissant d’un pays tiers, les autorités nationales d’un État membre prennent une décision explicite, reposant sur une appréciation individuelle et autorisant le demandeur à entrer sur le territoire de cet État et à y séjourner, pour une assez longue durée. Il ne saurait être question de «séjour légal» aux fins de la présente appréciation lorsque, à l’évidence et de manière explicite, la décision n’est délivrée que pour un séjour de courte durée ou est limitée à un certain type de séjour. Il serait contraire à la fonction même de telles autorisations de les considérer comme une base suffisante pour acquérir un droit de séjour à long terme ou permanent.

78.      Si l’on cherche d’autres indications quant à la signification de la notion de «séjour légal», on trouvera un embryon d’explication à l’article 3 de la directive 2003/86 où le regroupant qui, à l’article 2, sous c), de cette directive est décrit comme un «ressortissant de pays tiers qui réside légalement dans un État membre», est habilité à demander le regroupement avec certains des membres de sa famille s’il est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité supérieure ou égale à un an et qu’il a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour permanent.

79.      De ce point de vue, le «séjour légal» au titre d’un visa accordé pour un séjour de trois mois ou d’une autorisation à rester dans l’attente de l’issue d’une demande de titre de séjour n’est pas suffisant pour permettre d’invoquer les droits reconnus aux membres de la famille originaires de pays tiers par le règlement n° 1612/68 et la directive 73/148.

80.      Les observations qui précèdent nous amènent à conclure que, si l’on part de la répartition des compétences entre la Communauté et les États membres dans le domaine de la libre circulation des personnes, les ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec un ressortissant communautaire qui souhaite faire usage ou qui a fait usage de son droit à se rendre dans un autre État membre pour y exercer des activités économiques ne peuvent se prévaloir des droits qui leur sont reconnus par le règlement n° 1612/68 et la directive 73/148 que s’ils ont été régulièrement admis sur le territoire d’un État membre au sens de sa législation sur l’immigration. Lorsqu’ils prennent des décisions dans ce domaine, les États membres doivent respecter les obligations que leur impose l’article 8 de la CEDH non pas en tant qu’obligation imposée par le droit communautaire, mais parce qu’ils sont signataires de ladite convention.

81.      Ce n’est qu’en appliquant cette démarcation claire entre les compétences communautaires et les compétences nationales que l’on parviendra à déterminer clairement la portée des droits qui sont reconnus par le règlement n° 1612/68 et la directive 73/148 aux ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec un ressortissant communautaire, à éviter la confusion dans l’exercice des pouvoirs dévolus par le droit communautaire et les législations nationales sur l’immigration et à garantir l’égalité de traitement entre tous les ressortissants de pays tiers ayant des liens de parenté avec un ressortissant communautaire qui entrent dans la Communauté.

VII – Les réponses à apporter aux questions préjudicielles

A –    La première question, sous a) à d)

82.      Même si la première question déférée par l’Utlänningsnämnden a trait à la fois à l’article 10 du règlement n° 1612/68 et à la directive 73/148, les faits de l’affaire au principal indiquent clairement que seule la seconde question est pertinente en l’espèce.

83.      La première question soulève trois problèmes de base qui ont tous été discutés dans des termes généraux au titre précédent des présentes conclusions. Cela signifie qu’il est possible de répondre brièvement à cette première question.

84.      On se rappellera que le premier de ces problèmes [première question, sous a)] porte sur la question de savoir si, à la lumière de l’arrêt qui a été rendu par la Cour dans l’affaire Akrich, précitée, le ressortissant d’un pays tiers qui est membre de la famille d’un citoyen de l’Union qui exerce une activité indépendante dans un État membre dont il n’a pas la nationalité ne peut revendiquer un droit de séjour permanent dans l’État membre d’accueil que s’il séjourne déjà légalement dans la Communauté.

85.      On ne s’étonnera pas, pour les raisons énoncées aux points 62 et suivants des présentes conclusions, que nous soyons d’avis que l’article 1er de la directive 73/148 doit être interprété en ce sens que, pour que le ressortissant du pays ayant des liens de parenté avec un citoyen de l’Union puisse obtenir un droit de séjour permanent dans un État membre, il faut en effet qu’il séjourne déjà légalement dans la Communauté. Il s’ensuit que nous considérons que la règle dégagée par la Cour dans ladite affaire Akrich est d’application générale.

86.      Le deuxième problème, qui est évoqué à la première question, sous b), porte sur le point de savoir si l’exigence de «séjour légal» signifie que le ressortissant d’un pays tiers qui est membre de la famille d’un citoyen de l’Union doive être titulaire d’un titre de séjour en cours de validité lui conférant ou voué à lui conférer un droit de séjour permanent dans l’un des États membres. Sinon, on demande si un titre de séjour délivré pour d’autres motifs et pour un séjour plus ou moins long, voire un simple visa en cours de validité, peut suffire.

87.      Ainsi qu’il a été dit aux points 76 à 79 des présentes conclusions, l’exigence de séjour légal implique que le ressortissant du pays tiers concerné ait été admis sur le territoire d’un État membre pour une durée assez longue, de façon à avoir une perspective d’obtenir un statut de résident permanent. L’article 3 de la directive 2003/86 permet de présumer qu’une période d’un an satisferait à cette condition. Lorsque l’autorisation d’entrer sur le territoire d’un État membre a été limitée à une courte période ou a été délivrée dans un but déterminé, ainsi que c’est le cas d’un visa de tourisme, on ne saurait prétendre qu’il s’agit d’un séjour légal.

88.      Le troisième problème soulevé à la première question, sous c) et d), de l’Utlänningsnämnden est celui de savoir si le droit de libre établissement qui est conféré au citoyen de l’Union par l’article 43 CE se trouve affecté si la personne ayant des liens de parenté avec un citoyen de l’Union mais qui ne l’est pas elle‑même se voit refuser un titre de séjour permanent dans l’État membre où le second est établi ou si cette personne est expulsée de cet État membre.

89.      L’article 43 CE impose la suppression des restrictions à la liberté d’établissement. Il est de jurisprudence constante que toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté sont à regarder comme de telles restrictions (40). La directive 73/148 régit les conditions qui s’appliquent aux déplacements et à la résidence au sein de la Communauté des ressortissants des États membres et des membres de leur famille, sans considération de leur nationalité. Pour autant que des mesures nationales concernant le séjour de ces personnes puissent être regardées comme des restrictions au sens de l’article 43 CE, il convient de les envisager tout d’abord dans le contexte de la directive 73/148.

90.      Ainsi que nous l’avons rappelé aux points 69 et 70 des présentes conclusions, la directive 73/148 a pour objet principal de supprimer les obstacles découlant des exigences nationales pour l’entrée et le séjour dans un État membre qui pourraient apparaître dissuasives aux yeux d’un ressortissant d’un État membre qui souhaite se rendre dans un autre État membre afin d’y exercer une activité économique. Dès lors que la liberté consacrée à l’article 43 CE a été exercée, on ne saurait par définition soutenir que toute décision concernant les conditions de séjour des membres de la famille d’un ressortissant communautaire, eux-mêmes ressortissants de pays tiers, qui n’était pas déjà prévisible à la date de l’installation dans l’État membre d’accueil ait un tel effet restrictif et puisse donc être considérée comme une restriction au sens du même article 43 CE.

91.      Lorsqu’elles prennent des décisions dans ce domaine, les autorités nationales sont bien sûr tenues de respecter les obligations que leur impose l’article 8 de la CEDH. Il s’agit toutefois d’un point qui est laissé à l’appréciation des juridictions nationales.

B –    La seconde question, sous a) et b)

92.      La première partie de la seconde question a pour objet de déterminer si l’expression «[être à la] charge [de]» figurant à l’article 1er, paragraphe 1, sous d), de la directive 73/148 signifie que le membre de la famille d’un citoyen de l’Union dépend sur le plan économique de celui-ci pour parvenir à un niveau de vie seulement décent dans son pays d’origine ou dans celui où il réside habituellement. La seconde partie de la question a trait au type de preuve qui peut être exigé en application de l’article 6, sous b), de la directive 73/148. L’État membre d’accueil a-t-il le droit d’exiger la production de documents qui attestent de l’état de dépendance réelle en sus de l’engagement pris par le citoyen de l’Union de subvenir aux besoins du membre de sa famille?

93.      En ce qui concerne la première partie de la seconde question, il convient de relever que la Cour, lorsqu’elle a interprété la même expression «[être] à [la] charge [de]» à l’article 10 du règlement n° 1612/68 dans l’affaire Lebon (41), a dit pour droit que la qualité de membre de la famille à charge résultait d’une situation de fait. Il s’agissait d’un membre de la famille dont le soutien était assuré par le travailleur, sans qu’il fût nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien ni de se demander si l’intéressé était en mesure de subvenir à ses besoins par l’exercice d’une activité rémunérée (42). Cette définition a été reprise dans des termes identiques dans l’affaire Zhu et Chen (43), dans le contexte de la directive 90/364 (44), où la Cour a remarqué de nouveau que la qualité de membre de la famille «à charge» du titulaire résultait d’une situation de fait caractérisée par la circonstance que le soutien matériel du membre de la famille était assuré par le titulaire du droit de séjour (45).

94.      Dans aucun de ces arrêts, la Cour ne s’est référée à un quelconque niveau de vie pour déterminer la nécessité d’un soutien financier de la part du ressortissant communautaire. Au contraire, elle a jugé dans l’affaire Lebon, précitée, qu’il n’était pas nécessaire de déterminer les raisons du recours à ce soutien ni de se demander si l’intéressé était en mesure de subvenir lui-même à ses besoins.

95.      Au vu de ces considérations, dans une affaire telle que celle au principal, où la dépendance est un critère servant à établir le droit pour le ressortissant d’un pays tiers de séjourner dans un État membre avec un membre de sa famille qui est un ressortissant communautaire, il semble bel et bien nécessaire de déterminer s’il existe réellement un besoin de soutien financier et si cela ressort de preuves documentaires suffisantes.

96.      À ce titre, il conviendrait de déterminer de façon objective si la condition de la dépendance est remplie ou non, en tenant compte des circonstances particulières et des besoins spécifiques de la personne qui réclame un soutien. Il nous semble que le critère le plus approprié à cet égard consiste à se demander d’abord si, à la lumière de ces circonstances particulières, les moyens financiers de la personne à charge lui permettent de parvenir à un niveau de vie seulement décent dans le pays où elle réside habituellement, en partant de la prémisse qu’il ne s’agit pas de l’État membre où elle souhaite séjourner. En outre, il faudrait établir que l’on est en présence non pas d’une situation temporaire, mais d’une situation structurelle par essence.

97.      En application de l’article 6, sous b), de la directive 73/148, le demandeur d’un titre de séjour doit faire la preuve qu’il appartient à l’une des catégories de personnes qui sont énoncées aux articles 1er à 4 de cette directive. L’une des conditions fixées est d’être un membre de la famille à charge du ressortissant communautaire concerné. À cette fin, la disposition équivalente de la directive 68/360, à savoir l’article 4, paragraphe 3, sous e), de celle-ci, exige la production d’un document délivré par l’autorité compétente de l’État d’origine ou de l’État de provenance du demandeur, attestant qu’il est à la charge du travailleur ou qu’ils vivaient sous le même toit dans ce pays. La même exigence a été reprise pour les ressortissants de pays tiers membres de la famille de tous les citoyens de l’Union à l’article 10, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/38.

98.      L’important, dans ce contexte, c’est que les autorités nationales compétentes soient convaincues de l’existence réelle d’une situation de dépendance. À cet égard, un document délivré par les autorités compétentes de l’État d’origine est certainement un mode de preuve valable, même s’il n’est peut‑être pas toujours concluant. On ne saurait donc refuser aux autorités nationales, si elles ne se satisfont pas d’une telle déclaration officielle, le droit d’exiger des éléments supplémentaires. À défaut d’une telle déclaration officielle, on ne saurait pas non plus priver le demandeur, ressortissant d’un pays tiers, du droit de prouver son état de dépendance par d’autres moyens. La simple déclaration du ressortissant communautaire attestant qu’il a soutenu le membre de sa famille dans le passé et s’engageant à continuer de faire de même à l’avenir n’est pas, en soi, suffisamment objective pour que l’on puisse établir que ledit membre de sa famille est «à sa charge» au sens de l’article 1er, sous d), de la directive 73/148.

VIII – Conclusion

99.      Nous fondant sur les considérations qui précèdent, nous suggérons à la Cour de répondre ce qui suit aux questions posées par l’Utlänningsnämnden:

« –   L’article 1er de la directive 73/148/CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l’intérieur de la Communauté en matière d’établissement et de prestations de services, doit être interprété en ce sens que, pour obtenir un droit de séjour permanent dans un État membre, il faut que le ressortissant du pays tiers séjourne déjà légalement dans la Communauté européenne.

–        Le séjour légal dans la Communauté européenne implique que le ressortissant du pays tiers intéressé ait été admis sur le territoire d’un État membre pour une durée assez longue, d’au moins une année, de façon à avoir une perspective d’obtenir un statut de résident plus permanent. Lorsque l’autorisation d’entrer sur le territoire d’un État membre a été limitée à une courte période ou a été délivrée dans un but déterminé, tel que cela est le cas d’un visa de tourisme, on ne saurait prétendre qu’il s’agit d’un séjour légal.

–        Si le membre de la famille, ressortissant d’un pays tiers, d’un citoyen de l’Union européenne ne peut bénéficier d’un droit de séjour permanent en vertu de la directive 73/148 parce qu’il ne séjourne pas régulièrement dans la Communauté européenne, le refus de lui octroyer une carte de séjour à validité permanente ou la décision de l’expulser n’affectent pas le droit de libre établissement du citoyen de l’Union européenne qui lui est reconnu par l’article 43 CE.

–        L’article 1er, sous d), de la directive 73/148 est à interpréter en ce sens que l’expression «[être] à [la] charge [de]» vise le cas de la personne ayant des liens de parenté avec un citoyen de l’Union européenne qui est à la charge de ce citoyen sur le plan économique pour parvenir à un niveau de vie seulement décent dans le pays où elle réside habituellement, qui n’est pas l’État membre où elle souhaite séjourner, et qu’il s’agit d’une situation structurelle par essence.

–        L’article 6, sous b), de la directive 73/148 est à interpréter en ce sens que les États membres peuvent exiger que le membre de la famille d’un citoyen de l’Union européenne qui se dit à la charge de ce citoyen, ou du conjoint de celui-ci, produise, en sus d’un engagement de prise en charge émanant dudit citoyen de l’Union européenne, des documents qui établissent l’existence réelle d’une situation de dépendance.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Arrêt du 23 septembre 2003 (C-109/01, Rec. p. I-9607).


3 – Arrêt du 25 juillet 2002 (C-459/99, Rec. p. I-6591).


4 – Directive du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l’intérieur de la Communauté en matière d’établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14).


5 – Précitée note 3.


6 – Précité note 2.


7 – Directive du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO L 158, p. 77).


8 – Directive du Conseil, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13).


9 – Voir, notamment, arrêts du 30 juin 1966, Vaassen-Göbbels (61/65, Rec. p. 377); du 19 octobre 1995, Job Centre (C-111/94, Rec. p. I-3361, point 9); du 17 septembre 1997, Dorsch Consult (C-54/96, Rec. p. I-4961, point 23), et du 30 novembre 2000, Österreichischer Gewerkschaftsbund (C-195/98, Rec. p. I-10497, point 24).


10 – Arrêt du 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson (C-407/98, Rec. p. I-5539, points 28 à 38).


11 – Précité note 2 (points 49 et 50).


12 – Arrêts MRAX, précité note 3 (point 59), et du 14 avril 2005, Commission/Espagne (C-157/03, Rec. p. I-2911, point 28).


13 – Directive 90/364/CEE du Conseil, du 28 juin 1990, relative au droit de séjour (JO L 180, p. 26; directive 90/365/CEE du Conseil, du 28 juin 1990, relative au droit de séjour des travailleurs salariés et non salariés ayant cessé leur activité professionnelle (JO L 180, p. 28), et directive 93/96/CEE du Conseil, du 29 octobre 1993, relative au droit de séjour des étudiants (JO L 317, p.59).


14 – On trouvera l’un comme l’autre sur le site hhtp://europa.eu.int/justice_home/index_en.htm.


15 – Cela vaut également pour les membres de la famille des prestataires de services que nous nous abstiendrons de citer afin de ne pas surcharger le texte principal.


16 – Cette définition figure à l’article 5 du règlement (CE) n° 2317/95 du Conseil, du 25 septembre 1995, déterminant les pays tiers dont les ressortissants doivent être munis d’un visa lors du franchissement des frontières extérieures des États membres (JO L 234, p. 1).


17 – Arrêt MRAX, précité note 3 (points 59 à 62).


18 – Ibidem, point 80.


19 – Affaire C-370/90, Singh, Rec. 1992 p. I-4265


20 – Affaire Akrich, précitée note 12, points 49 et 50 de l’arrêt.


21 – Affaire précitée note 12.


22 – Ibidem, point 38.


23 – Arrêt du 11 juillet 2002 (C-60/00, Rec. p. I-6279).


24 – Ibidem, point 38.


25 – Ibidem, point 39.


26 – Ibidem, points 41, 43 et 45.


27 – Arrêt, précité note 2 (point 59).


28 – Arrêts MRAX, précité note 3 (point 53), et affaire Commission/Espagne, précité note 12 (point 26).


29 – Précitée note 7.


30 – Conformément à ces conditions, le citoyen de l’Union doit a) être un travailleur salarié ou non salarié dans l’État membre d’accueil; b) disposer, pour lui et pour les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de son séjour et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil; c) être inscrit dans un établissement privé ou public […] pour y suivre à titre principal des études, y compris une formation professionnelle. En outre, le citoyen de l’Union doit disposer d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil et garantir à l’autorité nationale compétente […] qu’il dispose de ressources suffisantes pour lui-même et pour les membres de sa famille afin d’éviter de devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de leur période de séjour.


31 – Directive du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial (JO L 251, p. 12).


32 – Directive du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (JO L 16, p. 44).


33 – Arrêt Akrich, précité note 2 (point 49).


34 – Arrêt Carpenter, précité note 23 (point 35).


35 – Arrêt Akrich, précité note 2 (point 50).


36 – Arrêts Carpenter, précité note 22 (point 38), et MRAX, précité note 3 (point 53).


37 – Voir trente et unième considérant du préambule de la directive 2004/38.


38 – Voir deuxième considérant du préambule de la directive 2003/86.


39 – JO 2004, C 310.


40 – Voir, notamment, arrêts du 30 novembre 1995, Gebhard (C-55/94, Rec. p. I-4165, point 37), et du 5 octobre 2004, Caixa-Bank France (C-442/02, Rec. p. I-8961, point 11).


41 – Arrêt du 18 juin 1987 (316/85, Rec. p. 2811).


42 – Ibidem, point 22.


43 – Arrêt du 19 octobre 2004 (C-200/02, Rec. p. I-9925).


44 – Précitée note 13.


45 – Ibidem, point 43.